Les atouts de la puissance française

mardi 8 avril 2003
Le néo-conservateur américain Robert Kagan oppose l’Amérique vigoureuse et volontaire qui n’hésite pas à exprimer sa volonté de puissance à la vieille Europe abritant ses faiblesses derrière les instances internationales… et la puissance américaine.

Le propos est cruel, mais il n’est pas sans vérité : selon le discours officiel français, le désarmement irakien pouvait être obtenu sans guerre… mais grâce à la pression militaire américaine aux portes de l’Irak !

Dans la crise irakienne, ce sont donc deux conceptions de l’organisation mondiale qui se sont opposées : une conception hégémonique - voire unilatéraliste - exprimée par l’administration de Washington ; une conception pluraliste - voire démocratique (les applaudissements saluant l’intervention de Dominique de Villepin dans l’enceinte du Conseil de sécurité) - incarnée par la position française.

Toutefois on aurait tort de céder au masochisme franco-français et de croire que la position française n’ait été que l’expression d’une faiblesse s’appuyant sur d’autres faiblesses. En quelque sorte un manchot s’appuyant sur des nains…

Pour faire ce que la France a fait à l’ONU, c’est-à-dire s’opposer à la puissance hégémonique américaine, brandir le droit de veto, mobiliser et fédérer les résistances allemande, russe et chinoise, rallier la majorité des membres du Conseil de sécurité pour refuser une guerre sans légitimité, il fallait disposer d’atouts de puissance :
- un réseau diplomatique bien maillé ;
- une indépendance énergétique solide ;
- une capacité militaire encore indépendante.

Un réseau diplomatique bien maillé

Les services du Quai d’Orsay sont parfois traités avec une certaine commisération par les autres administrations - qui les trouvent souvent un peu démodés -, et le monde économique - qui les juge peu capables de les aider à trouver des marchés.

Il est exact qu’il y a un certain charme désuet dans nos ambassades.
Il n’en reste pas moins vrai que dans un monde où il faut des alliés pour s’opposer à l’hyperpuissance américaine, le maillage de la planète par les postes diplomatiques français est un atout majeur pour notre pays. Il a permis au gouvernement de faire connaître, Etat par Etat, la position de la France par une démarche de l’ambassadeur auprès du chef de l’Etat, du Premier ministre ou du ministre des affaires étrangères ; et cette démarche s’est s’appuyée qu’on le veuille ou non sur l’image et le prestige traditionnel de la France : ne serait-ce qu’en terme d’art de vivre, il est souvent plus agréable, voire plus flatteur, d’être reçu à la résidence de France, fut-elle gardée par seulement deux gendarmes, qu’à l’ambassade américaine protégée par une vingtaine de marines !

Bien sûr ce maillage diplomatique est un héritage - héritage de l’ancien régime et de la République conquérante.

Mais cet héritage, encore faut-il le garder : « rationaliser » le réseau du quai d’Orsay et fermer telle ou telle ambassade ou tel ou tel poste culturel pour « faire des économies » serait une profonde erreur : quand on dispose d’un service de communication et d’un réseau de relations publiques aussi fin et aussi prestigieux, on le garde et on l’entretient !

Une indépendance énergétique

La France a eu et a encore des intérêts pétroliers en Irak. Mais elle est peu dépendante du pétrole, car l’essentiel de son énergie vient du nucléaire. Là aussi c’est un héritage : des gouvernements de la IVème République qui lancèrent les premiers programmes, du général de Gaulle qui fit du nucléaire militaire l’un des éléments-clé de l’indépendance française, de Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing qui développèrent massivement le nucléaire civil.

Aujourd’hui le nucléaire civil français est non seulement un élément majeur d’indépendance mais aussi d’expression extérieure de la puissance : la France ayant aujourd’hui un quasi-monopole du retraitement des matières énergétiques ; quasi-monopole qui risque d’ailleurs de conduire les… Etats-Unis à faire appel à la technologie française pour retraiter les déchets qui s’accumulent dans les piscines de stockage de leurs centrales !

Bien sur, là aussi cet héritage doit être inscrit dans l’avenir.
Le grand débat sur l’énergie qui va s’ouvrir en France dans les semaines prochaines devrait permettre de faire avancer le dossier nucléaire dans au moins trois directions :
- le prolongement de la durée de vie des centrales nucléaires actuelles (de 10 à 15 ans),
- le lancement d’une nouvelle génération de centrales nucléaires (à sécurité renforcée à chaque stade du processus industriel),
- l’adoption d’un lieu de stockage de longue durée des matières énergétiques non réutilisables.

Une capacité militaire encore indépendante

La capacité militaire française est certes insuffisante et notre pays donne parfois l’impression d’avoir des échantillons d’armées plutôt qu’une armée à proprement parler : il n’en reste pas moins vrai qu’il dispose encore, malgré les tentatives américaines, d’une maîtrise de la technologie des avions de combat, des lanceurs de missiles et des lanceurs spatiaux ainsi que des satellites de télécommunication et d’observation militaire.
Ce dernier point étant essentiel puisqu’il permet de savoir ce qui se passe dans le monde sans dépendre totalement de ce que l’hyperpuissance américaine veut bien communiquer…

Là aussi des efforts massifs devront être faits pour préserver dans l’avenir ces atouts.

Les choix de puissance de demain

On le voit, sans son réseau d’ambassades, sans ses centrales nucléaires, sans ses fusées et ses satellites, la France n’aurait pas pu jouer un rôle propre dans la crise irakienne : elle aurait dû approuver une guerre illégitime et s’aligner sur des intérêts qui n’étaient pas les siens. Mais si la France de 2003 a pu agir ainsi, c’est parce que des choix de puissance ont été faits il y a 30 ans, 40 ans, 50 ans, voire un ou deux siècles !

La question qui se pose aujourd’hui est : quels choix de puissance faut-il faire pour demain ?
Comme hier, ces choix de puissance doivent porter sur la diplomatie, l’énergie, la défense, l’espace.

Dans le domaine énergétique, la France doit creuser son avance et faire valoir la qualité de son modèle - filière intégrée de production d’électricité nucléaire et de retraitement des matières énergétiques - aux autres : Européens proches d’abord, mais aussi Japon, Russie, Chine.

Dans le domaine de la défense et de l’espace, la France doit inscrire, pour des raisons de masse critique, son action dans le cadre européen.

Trois séries de chiffres suffisent pour comprendre cela : par rapport à l’Europe des quinze, les U.S.A. dépensent deux fois plus pour leur recherche civile, trois fois plus pour leur défense, sept fois plus pour leur recherche militaire, vingt cinq fois plus pour l’espace militaire ! Et bien souvent en recrutant des scientifiques européens payés par le budget américain dont le déficit est financé par les dépôts en dollars du reste du monde !

Si la crise irakienne permet une prise de conscience du caractère inacceptable de cette situation et débouche sur des accords européens en termes de puissance, alors elle aura été fort utile !


Jean-Yves Le Gallou



Post-propos :
Dans les atouts de la France d’aujourd’hui on peut aussi faire part de l’euro qui protège notre pays de manœuvres spéculatives ; même si l’interdépendance des économies et des marchés rend moins vraisemblables des attaques politiques contre les économies et les monnaies (après tout, les fonds de pension américains ont aussi des intérêts à la bourse de Paris !).
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