Autour de L'Elégance du hérisson,

dimanche 28 juin 2009

Le publiciste espagnol Javier Ruiz Portella nous a adressé cette belle critique de L’Elégance du hérisson par Muriel Barbery. Nos lecteurs hispanistes pourront aussi la retrouver sur l’excellent site elmanifiesto.com http://www.elmanifiesto.com/articulos.asp?idarticulo=3157

Ce qui importe le moins, c’est le succès spectaculaire de ce roman publié en 2006 (*) et qui, sans aucun lancement et avec le seul bouche à oreille pour tout moyen de communication, a déjà été vendu à 1.200.000 exemplaires et traduit en 34 langues. L’important n’est pas là (trop de déchets littéraires connaissent des succès similaires ou plus grands). Ce qui importe, c’est l’œuvre d’art qui nous interpelle d’une double façon : par sa critique aussi impitoyable qu’hilarante de notre monde et par les trois questions qui en sont le fil conducteur : la vie, la mort et l’art.

« Nous avons l’art, disait Nietzsche, pour ne pas périr à cause de la Vérité. » Nous avons l’art, nous dit Muriel Barbery, pour survivre au non-sens de notre vie vouée à la mort. Ou comme Paloma, la jeune protagoniste, l’écrit dans son journal :

Ce qui est beau, c’est ce qu’on saisit alors que ça passe. C’est la configuration éphémère des choses au moment où on en voit en même temps la beauté et la mort.
Aïe, aïe, aïe, me suis-je dit, est-ce que ça veut dire que c’est comme ça qu’il faut mener sa vie ? Toujours en équilibre entre la beauté et la mort, le mouvement et sa disparition ?
C’est peut-être ça, être vivant : traquer des instants qui meurent, chercher (ce sont là les derniers mots du roman) « un genre de parenthèses dans le temps, de suspension, un ailleurs ici même, un toujours dans le jamais. […] La beauté dans ce monde ».


La philosophie (ou plus exactement, « la pensée », comme aimait à dire Heidegger) atteint dans ce roman des sommets guère fréquentés. Mais que personne ne s’effraye ! Si la philosophie y atteint de tels sommets, c’est justement parce qu’elle évite la vaine spéculation qui s’enferme sur elle-même ; cette spéculation qui, devenue snobisme, y fait l’objet, dans ses versants philosophique et psychanalytique (notamment lacanien), des persiflages les plus mordants et tordants.

Comment, vous demanderez-vous, un « roman philosophique » — voilà ce qu’est, en son essence, L’Elégance du hérisson — s’arrange-t-il pour plonger dans les grandes questions de la philosophie sans tomber pour autant dans la spéculation touffue qui marque si souvent celle-ci ? Il s’arrange… au moyen d’une sorte de quadrature du cercle proprement magistrale. Une quadrature où (comme le dirait Platon… mais pour en rejeter la possibilité) l’intelligible se joint au sensible, où les plus hautes pensées jaillissent d’un souci permanent — enveloppé de tendresse et de mordacité — pour tout ce qui fait partie, joies et chagrins y compris, de la vie la plus courante.

Et pourtant, ils sont bien peu courants les trois protagonistes du roman, ces êtres d’exception qui seraient presque invraisemblables si un grand style littéraire n’était pas là pour réussir le plus décisif : que nos protagonistes, en même temps qu’ils deviennent tout à fait crédibles, soient marqués par la plus grande réalité, celle du Beau, celle-là même — la plus véritable et la plus imaginaire — qui frappe de son éclat tous les êtres peuplant la grande littérature.

Ces protagonistes sont : Madame Renée Michel, la concierge touchante extrêmement cultivée, qui, ne supportant pas la télévision, allume son poste (mais elle en éteint le son) afin de donner le change aux voisins ; Paloma, l’adolescente espiègle qui, en même temps qu’elle se révolte contre la bêtise de sa famille haut placée et « bobo », émet des idées comme celles qui ont été citées ; et Kakuro Ozu, un riche Japonais qui diffère profondément de tous les autres riches bourgeois peuplant l’hôtel de maître du 7 rue de Grenelle, et sur lesquels, ainsi que sur l’ensemble de leur classe, tombent les critiques les plus justes et acérées.

« Quelle horreur ! Une critique venimeuse de la bourgeoisie… L’encensement d’une pauvre concierge empêchée de profiter de ses capacités à cause des injustices sociales… Bref, encore un roman de gauche ! », s’exclameront peut-être des gens aussi sots et bornés que les bourgeois auxquels le roman, qui ne tombe dans aucune idéologie, ni de gauche ni de droite, décoche les flèches de son ironie aussi dévastatrice que désopilante.

Il les décoche en s’en prenant à cette bourgeoisie dont le devenir marchand du monde a sonné le glas de l’esprit ; cette bourgeoisie qui a fait en sorte qu’il nous reste un seul moyen pour échapper à la médiocrité et à la bêtise : nous rendre marginaux ou nous cacher (comme Paloma et la concierge Madame Michel se cachent) ; cette bourgeoisie enfin qui, non contente d’accomplir de tels exploits, se complaît dans des privilèges dont elle jouit sans aucune contrepartie : sans prendre en charge aucun des devoirs qui jadis étaient assumés par une aristocratie aujourd’hui défunte, tout comme ils sont assumés, à leur façon, par nos trois protagonistes, ces véritables « aristocrates de l’esprit » , une concierge qui lit Tolstoï, une jeune fille surdouée et un Japonais extrêmement cultivé.

Les faveurs du sort, peut-on lire aussi dans le roman, ont un prix. Pour qui bénéficie des indulgences de la vie, l’obligation de rigueur dans la considération de la beauté n’est pas négociable. La langue, cette richesse de l’homme, et ses usages, cette élaboration de la communauté sociale, sont des œuvres sacrées. […] Les élus de la société, ceux que la destinée excepte de ces servitudes qui sont le lot de l’homme pauvre, ont partant cette double mission d’adorer et de respecter la splendeur de la langue.

Et comme conclusion, cette sentence qui, si nos Constitutions avaient un sens, devrait y être gravée sur les frontispices :

Aux riches, le devoir du Beau. Sinon, ils méritent de mourir.

Lorsqu’un roman — un des plus grands de notre temps — proclame des choses pareilles ; lorsqu’un roman d’une telle envergure atteint, du reste, un succès tel qui fait qu’on parle déjà du « Phénomène Hérisson »; lorsque de telles choses se produisent, alors il faut, certes, l’avouer : il y a des raisons de croire que tout n’est pas encore tout à fait perdu.
Il reste encore de l’espoir.

Javier Ruiz Portella
15/06/2009
El Manifiesto.com

Polémia
28/06/2009

L’Elégance du hérisson,
Par Muriel Barbery

(*) Ce roman a été publié aux Editions Gallimard collec. Blanche, 359p. en août 2006 et vient d’être réédité, 25/06/2009, toujours chez Gallimard mais dans la collection Folio, 413p.

 

Archives Polemia