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« Mes chers enfants, tous mes vœux ». de Jacques Delimoges

« Mes chers enfants, tous mes vœux ». de Jacques Delimoges

par | 19 janvier 2016 | Politique, Société

Jacques Delimoges essayiste

♦ Jacques Delimoges, dans sa lettre de vœux adressée à ses enfants qui ont quitté la France depuis plus de vingt ans, se livre à un exercice littéraire bien connu de certains romanciers, auteurs célèbres d’ouvrages de fiction (voir George Orwell avec son Meilleur des Mondes).

Cette dystopie lui permet de décrire une situation future effrayante qui, en fait, est tout simplement celle que la France vit actuellement avec une projection inévitable sur un avenir tout proche.
Polémia


Paris, 1er Janvier 2046.

Mes chers enfants,

Merci de vos bons vœux pour 2046. Pour moi, c’est simple : ayant passé quatre-vingts printemps, âge respectable depuis que l’espérance de vie diminue chaque année (d’un quart d’année par an parait-il depuis la grande crise de 2018), mon ambition est surtout de vivre une fin de vie décente entouré de mes souvenirs d’un tout autre temps. Pour la France, puisque vous continuez à vous y intéresser malgré le temps et la distance, on peut formuler le même vœu, tout en sachant que ce sera nettement plus difficile : souhaitons-lui simplement de s’éteindre doucement, sans les soubresauts agoniques de ces dernières décennies.

Si je me souviens bien, c’est vers 2015 ou 2016 que vous avez quitté la France. On peut dire que vous avez eu le nez creux. Cela ne fait que trente ans, et pourtant cela me semble une éternité. C’était encore la Belle Epoque, un autre monde. Notre avant-guerre, aurait dit Brasillach ou Le monde d’hier aurait dit Zweig. Nostalgie. Tout allait bien, madame la Marquise: ce qu’on appelait naïvement « la crise » de 2008 avait été avalé grosso modo sans grandes douleurs, moyennant quelques tours de passe-passe budgétaires et monétaires. Les déficits publics prospéraient de plus belle, les réformes étaient mesurées à l’aune de l’acceptabilité politique et sociale, et les marchés financiers avaient repris leurs activités bourgeonnantes et plus ou moins occultes comme si de rien n’était, les footballers gagnaient plus que des ministres. Les routes étaient bondées le week-ends, les restaurants pullulaient, on voyageait en avion pour un rien, les croisières charriaient des cargaisons de Français moyens partout où il faisait beau, la France gardait presque partout bonne image, les populations d’Afrique et du Moyen-Orient affluaient par grappes vers la Terre Promise européenne, où elles étaient accueillies par des soldats-nounous. Dans le quotidien, on pouvait tirer de l’argent à volonté avec des cartes, on communiquait à tout va en tout temps, on était friqué sans travailler : mis à part quelques diplodocus agriculteurs, éleveurs, ouvriers, ingénieurs, inventeurs, peut-être aussi quelques médecins et quelques fonctionnaires régaliens, qui réellement bossaient à des choses utiles et faisaient tourner la machine, presque plus personne ne produisait, je ne parle même pas des chômeurs: on était en plein épanouissement des « services » où pullulaient psychologues, sophrologues, sociologues, politologues, allergologues, romanciers, animateurs de réseaux, intellectuels de tout poil, politiciens professionnels, intermittents du spectacle, présentateurs de télé, spécialistes en sondages, marketeurs, tradeurs, autres inutiles et nuisibles divers, etc… Tout ce monde était payé et tenait même le haut du pavé. Le bonheur, quoi…

Il se trouvait déjà quelques cassandres pour dire que tout cela ne pouvait pas durer, que ça allait mal tourner. C’était ce qu’on appelait l’Extrême Droite (ED). Une vilaine bête. Son point fort, c’était l’histoire longue, ce qui l’aidait à remettre le présent en perspective, privilège complètement fermé à tout le reste du spectre politique dont l’horizon était la prochaine élection, ou tout simplement l’approfondissement de leur Moi individuel ou collectif. Renseignée par le précédent romain, l’ED avait de longue date perçu le risque migratoire et l’enjeu démographique, voilà son fort. Sa frange libérale-conservatrice avait bien analysé les risques économiques, monétaires et financiers qui avaient déjà montré à plusieurs reprises plus que le bout du nez. Cela ne l’empêchait malheureusement pas de dérailler complètement par ailleurs en tapant frénétiquement sur l’Europe par amour de la France, sans réaliser que la seconde était un problème pour la première bien plus que l’inverse. Une autre forme de myopie, d’aveuglement. La suite allait le montrer, il n’y avait aucun espoir de lueur au fond du tunnel.

Puis ce qui devait arriver est arrivé. Ca commence, je crois, en 2018, un an après l’élection d’Alain Juppé à la présidence de la République, et juste dix ans après la petite alerte de 2008 : la fin de la récré sifflée un beau jour par un gestionnaire de fonds de pension US, la panique boursière, l’asphyxie quasi-immédiate des budgets publics, le manque de munitions des banquiers centraux, la sortie précipitée de l’Allemagne (elle-même assez mal en point) de la zone euro, le bank run, la guerre des monnaies, la ruine quasi-immédiate des épargnants , des retraités et des chômeurs, le soulèvement des banlieues, l’insécurité généralisée, la chute vertigineuse du niveau de vie, le sauve-qui-peut des bourgeois hors des frontières, la fermeture des frontières aux Français par leurs voisins européens moins touchés, la pagaille politique complète, bref le désastre, comme en 1940, nouvelles fragilités sociales, civilisationnelles et économiques en plus.

Vint alors, vers 2020, la période qu’on a appelée « la purge », sur fond de tête-à-queue idéologiques puis de recompositions politiques présentées à l’époque comme audacieuses, voire révolutionnaires, avec l’entrée timide du Front National dans un gouvernement d’union des Droites, à la tête de ministères non régaliens (« comme les Cocos sous Mitterrand », rigolaient les opposants). Ce gouvernement d’union nationale, comme ils l’appelaient, divisé entre politiciens et patriotes, libéraux et keynésiens, eurosceptiques et fédéralistes, centralistes jacobins et décentralisateurs girondins, technocrates et populistes, n’était malheureusement d’accord sur rien au-delà du symbolique sans frais et du court terme. Il lui manquait tout, une référence commune à un minimum de valeurs de valeur, une base militante cohérente, solide et organisée, le loyalisme sans faille des divers corps d’Etat et des forces de l’ordre, le savoir-faire tactique, et surtout le chef crédible, accepté par la communauté internationale, long-termiste et personnellement désintéressé qui mît tout ça en musique et l’imposât sans faiblesse à ses propres troupes bigarrées, puis au pays.

Bref, on avait beaucoup de Barras, mais aucun Bonaparte. Ce gouvernement ne parvint même pas à asseoir les deux préalables à l’exercice réel du pouvoir : le rétablissement ferme, et si nécessaire violent, de l’autorité de l’Etat dans la rue (malgré quelques tentatives immédiatement dénoncées par l’opposition et amplement relayées par les médias du monde entier), et le rétablissement de la pluralité réelle de l’information dans les médias, presse écrite et audiovisuel, et même internet. Non seulement ce fut un énorme flop au plan interne, mais encore et surtout nous avions l’opinion internationale vent debout contre nous. Nous étions la Bête immonde, ce qui, vu de près, était plutôt risible, si cela n’avait pas eu les conséquences sonnantes et trébuchantes que l’on devine. Bref, en quelques mois, ce fut un échec cinglant et surtout une déception, le recours monté en puissance depuis des décennies ayant déçu : le Front National avait fait flop, puis s’était scindé.

A la décharge de ce gouvernement, il faut reconnaître que la tâche était immense, sur fond de paysage de ruine où tout, politique, économique, social, sociétal, mental, n’était plus que ruines et devait être remis d’équerre vigoureusement. Ceci reste vrai. Nous sommes en 2045, et l’impression générale ici est que cette purge qui dure depuis deux décennies ne fait que commencer. Malgré les soubresauts politiques majeurs, malgré les recompositions idéologiques surprenantes auxquels nous avons assisté, il n’existe encore de consensus sur rien, pas même sur un diagnostic, moins encore sur objectifs, moyens et solutions. Seul point positif, l’immigration de masse a cessé malgré la déconfiture de nombreux autres pays, dont bien sûr l’Algérie ; un reflux –la fameuse remigration- est même entamé, mais même cette bonne nouvelle pose à court terme d’insondables problèmes, brouille les cartes, empêche tout consensus. Quand, quand, va enfin cesser ce bordel ?

Pour ma part, privilège de ma génération née dans les années soixante, je me classe dans la catégorie des chanceux sauvés par le gong. J’ai eu la chance, il y a une dizaine d’années, grâce à une complicité dans la police des Risques intérieurs (PRI), d’être classé H2 (Hopeless, Harmless), ce qui me met normalement à couvert jusqu’à ma mort, sauf gros temps ; en clair, j’appartiens à la catégorie des irrécupérables qu’on laisse crever tranquilles, sauf circonstances exceptionnelles. Un Juif allemand des années 30, en quelque sorte. C’est une catégorie très prisée : on y trouve entassée une large partie de la bourgeoisie blanche née avant l’an 2000. Certains, dit-on, ont payé pour y figurer. Fort heureusement, la tyrannie reste adoucie par la corruption, qui d’ailleurs marche à fond.

Chers enfants, je suis rassuré pour mon petit cercle : vous êtes installés depuis des lustres dans des pays qui tiennent debout, et nous pouvons penser à l’avenir de notre lignée avec un minimum de sérénité ; je suis raisonnablement rassuré pour moi et les quelques années au mieux qui me restent à vivre, comme je viens de vous l’exposer ; mais je reste profondément angoissé par l’avenir de mon pays aimé et détesté à la fois, la France, si stupide qu’elle s’est torpillée elle-même avec constance depuis des décennies (depuis la bataille de la Marne selon Dutourd, un auteur oublié de ma jeunesse). In fine, ce que je souhaite ardemment, c’est que la France soit admise à réintégrer l’Europe après une sévère cure de désintoxication. Dans les années 1995, la France ne voulait plus de l’Europe. Dans les années 2020, c’est l’Europe qui ne voulait plus de la France. J’espère que dans les années 2050 l’Europe sera à nouveau sur ses pieds, France au premier rang! C’est mon grand espoir, le seul.

Jacques Delimoges
18/01/2016

Correspondance Polémia – 19/01/2016

Image : Joyeux Noël et Bonne Année

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