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Le roi Juan Carlos et le jugement de l’histoire

Le roi Juan Carlos et le jugement de l’histoire

« Celui qui sera proclamé Philippe VI, le 18 juin prochain, a devant lui un formidable défi : régner sur l’Espagne la plus convulsée depuis les années 1940. »

Les résultats des élections européennes ont montré une singulière et redoutable avancée du républicanisme en Espagne. En abdiquant, le roi Juan Carlos a tenté de répondre à la demande sociale des nouvelles générations. À ce jour, les médias internationaux voient en lui l’artisan de la démocratie espagnole, mais le jugement de l’histoire sera sans doute beaucoup plus nuancé.
Polémia

Le roi Juan Carlos a annoncé son abdication le 2 juin 2014. Sa santé était détruite et sa réputation publique très détériorée. Par ailleurs, l’économie du pays est au plus bas, le séparatisme menace en Catalogne et la classe politique connaît le pire moment de son existence depuis les années 1920. À l’occasion de la publication du livre de Pilar Urbano La gran desmemoria (La grande absence de mémoire) (*), j’avais avancé que les « grands de ce pays », ceux qui commandent à l’argent, aux médias et aux appareils de partis, étaient divisés entre ceux qui souhaitaient que Don Juan Carlos reste à son poste jusqu’à ce qu’une solution soit trouvée au problème de la Catalogne et ceux qui voulaient une abdication rapide suivie d’une relève immédiate de la Couronne. Le roi ne voulait pas partir. Il souhaitait résister au moins tant que la question catalane n’était pas résolue. Mais il est évident que les partisans de l’abdication ont gagné.

Don Juan Carlos avait été proclamé roi d’Espagne par les Cortès, le 22 novembre 1975, en application de la Loi de succession adoptée en 1947 et en vertu d’une nomination directe émanant du chef de l’État de l’époque, le général Franco. Don Juan Carlos avait hérité en 1975 d’un pays au régime autoritaire, avec des libertés publiques limitées, mais avec une économie très saine et une solide cohésion territoriale. Trente-huit ans plus tard, Don Juan Carlos lègue à son héritier un pays membre du concert des démocraties occidentales, intégré dans toutes les institutions européennes, mais économiquement au bord du collapsus, politiquement dominé par la corruption et sur le point d’exploser en tant qu’État-nation en raison de sévères menaces séparatistes en Catalogne et au Pays basque. Sans doute la responsabilité politique du monarque est-elle nulle, du moins formellement. Mais il n’est pas moins vrai que Don Juan Carlos a joué un rôle central depuis le début de son règne dans la vie publique espagnole. Tous les analystes de la vie politique n’ont jamais manqué de le souligner. Tous diront aujourd’hui qu’il fut l’artisan de la démocratie espagnole, mais le jugement de l’Histoire sera probablement plus nuancé.

L’Histoire est en effet l’unique juge qu’un roi peut admettre. C’est peu démocratique mais c’est ainsi. Et c’est le seul juge auquel Don Juan Carlos a voulu se soumettre, lui dont l’ambition institutionnelle (nous ne parlons pas ici des faiblesses de l’homme) n’a jamais été autre que de construire une Espagne pacifiée, intégrée aux structures occidentales, capable de neutraliser les problèmes politiques et sociaux qui ouvrent la voie de la gauche et des séparatismes. L’équilibre des pouvoirs né du système de la constitution de 1978 n’avait lui-même pas d’autre objectif. Mais le résultat, près de quarante ans plus tard, est plus que discutable. Il n’y a aucun doute que la gauche a formé la conscience du pays. Il n’y a pas non plus le moindre doute que les séparatistes ont conquis le pouvoir absolu dans leurs territoires. Cela dit, il n’en est pas résulté pour autant une Espagne pacifiée et sans tensions. Bien au contraire : le pays est au bord de la rupture, avec de nouvelles difficultés et de nouvelles souffrances sociales et des problèmes économiques très difficiles à résoudre. Pire encore, du moins aux yeux de la Couronne, il se développe de plus en plus une sensibilité républicaine, y compris jusque dans la droite traditionnellement monarchiste.

Le roi est mort (politiquement parlant), vive le roi ! Celui qui sera proclamé Philippe VI, le 18 juin prochain, a devant lui un formidable défi : régner sur l’Espagne la plus convulsée depuis les années 1940. L’unité nationale est en danger, la survie de l’institution monarchique est en question, la classe politique est inepte, l’économie ravagée et la société frustrée, déçue et excédée. L’Espagne a besoin d’une nouvelle transition. Sur ce point tout le monde est d’accord. Mais il n’y a aucun accord sur la direction qu’il faut prendre.

Comme son père, Philippe sait qu’en dernière instance le seul jugement d’un roi est celui de l’Histoire. Mais il sait aussi que tout sera beaucoup plus difficile que pour son père.

José Javier Esparza
Source :
La Gaceta
02/06/2014

Note

(*) Ce livre bestseller de Pilar Urbano, La gran desmemoria/ Lo que Suárez olvidó y el rey prefiere no recordar (La grande absence de mémoire. Ce que Suárez a oublié et que le roi préfère ne pas se rappeler), Barcelone, Planeta, 2014, est à l’origine de violentes polémiques sur l’action de Juan Carlos et de son premier ministre Adolfo Suárez. L’auteur, une journaliste célèbre, aux convictions monarchistes (proche de l’Opus Dei), explique comment et pourquoi Juan Carlos fut impliqué dans la ou les trames du coup d’État du 23 février 1981. Ce coup d’État fut perpétré par plusieurs officiers supérieurs, mais son épisode le plus connu est l’assaut des Cortès par un groupe de gardes civils aux ordres du lieutenant-colonel Tejero, lors du vote pour l’investiture du candidat à la présidence du gouvernement, Leopoldo Calvo Sotelo de l’UDC (successeur d’Adolfo Suárez). Selon Pilar Urbano, « l’opération Armada », du nom du général Alfonso Armada, chef d’état-major adjoint de l’armée espagnole et homme de confiance du roi, avait pour but de placer Armada à la présidence d’un gouvernement de concentration nationale avec le socialiste Felipe Gonzalez à la vice-présidence. L’opération échoua en raison du refus de Tejero de collaborer à une opération visant à constituer un gouvernement incluant des socialistes et des communistes. « Le roi, écrit Urbano, nous a sauvé in extremis d’un coup d’État qu’il avait lui-même mis en marche ». Cet auteur affirme que Juan Carlos voulait une solution à la crise politico-institutionnelle sans coup d’État, mais que pour son principal interlocuteur de l’époque, Adolfo Suárez, qui ne partageait pas ce point de vue, « c’était un coup d’État ». (31/03/2014)

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