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La guerre hispano-américaine de 1898. De McKinley à Obama : rien de nouveau sous le soleil

La guerre hispano-américaine de 1898. De McKinley à Obama : rien de nouveau sous le soleil

« Aux dires des présidents des États-Unis, depuis près de deux siècles l’« Amérique » est le paladin de la liberté, de la démocratie, des droits de l’homme, le défenseur désintéressé des opprimés du monde… »

Au XIXe siècle la politique étrangère américaine reposait sur la doctrine Monroe. Sous une apparence isolationniste c’était en fait une doctrine impérialiste à l’usage du seul continent américain, où les États-Unis ont ensuite multiplié les interventions. À partir de 1945, les Américains ont considéré le monde entier comme leur arrière-cour et ont appliqué les méthodes rodées en Amérique latine. L’essayiste hispanisant Arnaud Imatz revient sur l’affaire de Cuba en 1898, fondatrice des méthodes de l’impérialisme nord-américain. Modèle de propagande, de provocations et de violences camouflées derrière le paravent de motifs généreux, l’affaire de Cuba (1898) marque le début de l’impérialisme états-unien. Après l’annexion de plus de la moitié du Mexique, elle est la première agression internationale programmée et perpétrée par Washington. Une série à ce jour jamais interrompue.
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Depuis l’Antiquité la guerre a toujours eu besoin de prétextes et de justifications nobles. Il lui faut emporter, au moins partiellement, l’adhésion populaire. La guerre ne saurait se présenter comme le caprice de quelques-uns. Elle ne saurait se réclamer d’intérêts considérés indignes, économiques, territoriaux ou même de survie. Elle est une manière qui se veut légitime de solder la dette de l’agresseur. Elle exige que la cause de l’ennemi soit montrée comme injuste. Les grands principes qui la justifient : liberté, autodéfense, honneur, fidélité à l’exemple des ancêtres, sauvegarde de l’identité collective, etc., sont le patrimoine commun de l’humanité. Le concept de « guerre juste », de conflit légitimé par une juste cause, concept ressuscité par les théories de la guerre et de la diplomatie modernes, n’est pas nouveau. Il trouve son origine dans les textes classiques grec et latin (*). Comme disent l’Ecclésiaste et Marc-Aurèle, « Rien de nouveau sous le soleil ».

Il y a cependant quelques différences dans la manière d’appréhender la guerre, selon les lieux et les époques. Aujourd’hui, on ne peut ignorer la sophistication de la propagande « occidentale » et le niveau de manipulation ou d’enfumage de l’opinion publique qui tient à l’alliance et à la collaboration objectives entre les classes politico-économico-médiatiques de l’Europe vassale et de l’hyperpuissance impériale états-unienne.

Pour autant, les leçons du passé ne doivent pas être négligées. On a coutume de dire que l’histoire balbutie ou bégaye. À preuve l’affaire de Cuba, en 1898. Un exemple archétypique de provocation, de violence, de cynisme et d’hypocrisie camouflés derrière le paravent de motifs généreux : un cas d’école, qui marque le début de l’impérialisme états-unien, la première intervention ou agression internationale d’une série de plusieurs milliers.

À la fin du XIXe siècle, les États-Unis ont déjà envahi les anciens territoires du Mexique. Après deux ans d’occupation, ils ont arraché à ce pays, par le Traité de Guadalupe Hidalgo (1848), les actuels États de Californie, Nevada, Utah, etc. (soit 15% du territoire des actuels États-Unis et 119% du territoire actuel du Mexique). Mais Cuba va être le premier champ d’expérience véritable des méthodes expansionnistes de l’Amérique du Nord. Le quotidien Le Temps, ancêtre du journal Le Monde, qui ne s’y trompait pas et qui ne mâchait pas ses mots, voyait dans cette opération cubaine de la « haute flibusterie » (11 avril 1898).

Le prétexte de l’intervention états-unienne est la continuelle insurrection des créoles cubains contre le gouvernement de Madrid. Une première expédition états-unienne aux ordres de Thomas Jordan (plus tard proclamé général en chef de l’Armée de Libération) débarque à Cuba le 11 mai 1869. Elle a pour but déclaré d’appuyer la rébellion. Un autre Américain, le général Henry Reeve, prend bientôt la suite et poursuit le combat jusqu’en 1876. Mais c’est surtout à partir de 1895 que les autorités américaines accordent un soutien financier et logistique déterminant aux insurgés cubains.

Après avoir fait, sans succès, des propositions de rachat de l’île au gouvernement espagnol, Washington estime qu’il est grand temps de passer à l’action. Au nombre des plus fervents partisans de la guerre, il y a le ministre de la Défense, futur vice-président, puis président des États-Unis, Theodore Roosevelt. De son côté, la presse n’est pas en reste. Elle lance une intense campagne de propagande qui exalte la solidarité du peuple américain avec les Cubains. Quatre journaux new-yorkais jouent un rôle déterminant dans la préparation de l’opinion publique et cela bien avant l’intervention militaire. Il s’agit du New York Journal, acheté en 1895 par William Randolph Hearst, et du World de Joseph Pulitzer, mais aussi du Sun et du Herald. Cultivant le sensationnalisme, cette presse populaire dite « jaune » mène avec succès une véritable entreprise de désinformation.

Le 12 janvier 1898, la tension politique s’accroît après l’assaut, par des groupes de manifestants favorables au maintien de la couronne espagnole, des sièges de différents journaux de Cuba. Certains appartiennent à des indépendantistes de La Havane, d’autres à des propriétaires nord-américains. Pour Washington ces agitations populaires sont la preuve de l’inefficacité et de l’irresponsabilité de l’administration espagnole. Le consul-général des États-Unis, le général Fitzhugh Lee (qui sera plus tard gouverneur militaire de La Havane), exige la présence protectrice d’un navire de guerre américain dans la rade du port de La Havane. Le 13 janvier, le premier ministre espagnol, Práxedes Mateo Sagasta, un libéral progressiste, fait une proposition de pleine autonomie pour Cuba. Mais celle-ci est jugée insuffisante par les Nord-Américains.

Le 24 janvier 1898, le capitaine Sharles Dwight Sigsbee, commandant du croiseur Maine, reçoit l’ordre de naviguer vers La Havane. Bien qu’il n’ait pas prévenu les autorités espagnoles de son arrivée comme l’exige le protocole diplomatique, le navire est reçu amicalement. L’équipage est autorisé à débarquer et à circuler librement dans la ville. Des réceptions sont même organisées en l’honneur des officiers. Comme le calme semble rétabli, au mois de février, le secrétaire à la Marine, John Davis Long, envisage le retrait du cuirassé. Mais le consul général, Lee, s’y refuse obstinément.

Le 15 février 1898, à 21h40, le port de La Havane est éclairé par une violente explosion. Le Maine est la proie des flammes. Sur 355 membres de l’équipage, 254 trouvent la mort dont 2 officiers ; les autres officiers assistent à la même heure à un bal organisé par les autorités espagnoles.

L’explosion du croiseur Maine est le détonateur de la guerre hispano-états-unienne. Elle est l’excuse parfaite pour exiger l’intervention immédiate de l’armée. Dès le lendemain, la guerre médiatique commence. Pour The New York World et le New York Journal, il n’y a pas le moindre doute : l’explosion a été causée par une «machine infernale» espagnole. «Remember the Maine, to Hell with Spain !» devient un cri de guerre et de ralliement.

Le parti pris propagandiste de la presse se révèle rentable. Les ventes du New York Journal passent de 750.000 exemplaires au début de 1897 à un million en 1898. Celles du World s’envolent de 400.000 au début de 1895 à 820.000 en 1898. Ces journaux ont des correspondants permanents à Cuba et leurs dessinateurs sont censés «s’inspirer de photographies» saisies «par nos courageux reporters au péril de leur vie». Articles et dessins sont ensuite revendus à de très nombreux journaux locaux. Les deux principales agences de l’époque, l’Associated Press et la United Press, sont très liées au New York Journal et au World.

Pour cette presse, avide d’événements spectaculaires susceptibles de séduire l’imagination, Cuba est un sujet de choix.Le manichéisme le plus élémentaire est de mise. Les Espagnols sont présentés comme des brutes incultes et sadiques, des représentants d’un pays attardé, des sujets d’une monarchie anachronique et corrompue. Toutes sortes de crimes et d’atrocités leur sont attribués. La fameuse «légende noire» sur la conquête de l’Amérique par les sujets de Charles Quint et de Philippe II se voit confortée : un procédé d’autant plus utile qu’il permet d’oublier les traitements iniques encore récemment réservés aux Indiens d’Amérique du Nord.

Pour l’opinion publique états-unienne, Cuba est synonyme de terreur, de violence et de famine. La presse se contente souvent de reproduire les communiqués de la Junta cubana, le conseil des exilés cubains installés à New York. De prétendus «témoignages» de victimes viennent régulièrement étoffer des dossiers fabriqués de toute pièce qui détaillent par le menu les turpitudes espagnoles. On prétend que des orphelines sont vendues sur la place publique. On affirme que le virus de la variole est inoculé aux prisonniers avant de les libérer pour contaminer la population. Des centaines de citoyens américains pourrissent, dit-on, dans les geôles cubaines. Les suspects y sont torturés, mutilés et assassinés. Les Espagnols jouent au ballon avec les têtes des victimes qu’ils ont préalablement décapitées. Des touristes américaines sont violées par la soldatesque cruelle. Le répertoire macabre que dresse la presse n’a pas de limites.

À Cuba, le général en chef espagnol, Valeriano Weyler, a procédé au rassemblement de paysans cubains dans des camps de regroupement pour priver les insurgés de leur aide. Cette décision se révèle catastrophique. Des épidémies déciment les prisonniers et frappent aussi les soldats espagnols. À New York, Hearst et ses journalistes se déchaînent et ne lésinent pas sur les chiffres.Il y aurait, selon eux, pas moins de six cent mille morts, soit à peu près le tiers de la population de l’île. Un véritable génocide.

Il faudra attendre plusieurs décennies avant que des chercheurs américains détruisent les mythes autour de cette guerre. Leurs études révéleront qu’entre 1895 et 1898 les pertes humaines (incluant les victimes espagnoles) n’ont pas dépassé les cent mille. Le mensonge éclatera surtout en 1932, lors de la publication, à l’initiative de l’Université de Baton Rouge (Louisiane), de l’étude Public Opinion and the Spanish-American War. A Study in War Propaganda. Mais démasquer une propagande, quarante ans après les événements, n’a plus guère d’importance.

En accréditant le mythe de l’attentat responsable de l’explosion du Maine et en chauffant à blanc l’opinion publique américaine, la presse de Hearst et de Pulitzer remplit son rôle : justifier la mainmise américaine sur Cuba. Au lendemain de l’explosion, le capitaine général de Cuba, Ramón Blanco y Erenas, propose de réunir une commission d’enquête conjointe, composée d’Américains et d’Espagnols, pour élucider les faits. Mais les États-Unis refusent catégoriquement et nomment cinq de leurs fonctionnaires chargés de l’enquête. Les Espagnols réunissent à leur tour leur propre commission, mais se voient refuser le droit d’examiner l’épave du Maine. Le 25 mars les conclusions américaines tombent : l’explosion est due à l’explosion de mines extérieures. La commission espagnole conclut au contraire que l’explosion a une origine interne. Elle rappelle les précédents de plusieurs navires américains, tels l’Oregon, le New York, le Philadelphia, le Cincinatti, le Boston, l’Atlanta, l’Indiana, qui tous ont connu des explosions de chaudières, voire des combustions spontanées de charbon et de munitions en raison de défauts techniques. Elle fait remarquer aussi que malgré l’explosion il n’y avait pas de poissons morts dans la rade et qu’une explosion externe aurait entraîné des dommages importants aux deux navires au mouillage à proximité. Mais le rapport espagnol est passé sous silence par l’administration américaine. Alors que Madrid redoute la guerre, Washington la veut.

Moins de deux mois après l’explosion du Maine, le président McKinley signe la Joint Resolution. Les deux chambres américaines exigent que le gouvernement espagnol abandonne toute autorité sur Cuba dans un délai de trois jours. Madrid rompt alors les relations diplomatiques avec les États-Unis et le 25 avril les chambres américaines votent la déclaration de guerre contre l’Espagne.

Immédiatement, la flotte de guerre états-unienne bloque les ports de Cuba à la suite de quoi le mouvement révolutionnaire se généralise dans toute l’île. Le 29 avril, la flotte espagnole lève l’ancre et affronte l’armada américaine. La disproportion des moyens entraîne la destruction totale des navires espagnols sans la moindre perte pour la flotte américaine.

La France joue alors les médiateurs et obtient l’armistice pour l’Espagne. Celui-ci est signé le 12 août 1898. Quatre mois plus tard, le 10 décembre 1898, le Traité de Paris confirme la perte des dernières colonies espagnoles au bénéfice des États-Unis. L’Espagne renonce à la souveraineté sur Cuba, Puerto Rico, Guam et les Philippines. La reconnaissance officielle, même purement morale, « de ne pas avoir causé l’explosion du Maine », lui est refusée. Les autorités américaines s’engagent seulement à rapatrier les soldats espagnols et à verser une indemnité dérisoire de 20 millions de dollars à Madrid.

L’épilogue est tout aussi édifiant. Cuba obtiendra une indépendance «théorique», mais seulement en 1902, après quatre ans d’occupation militaire nord-américaine. À Puerto Rico, le nouveau gouverneur est nommé directement par le président des États-Unis et le pays est désormais administré directement par le département de l’intérieur. Quant aux Philippines, envahies par les États-Unis, elles vont connaître une véritable guerre de libération nationale de 1899 à 1902. Ce conflit philippino-états-unien opposera 120.000 soldats américains à 80.000 soldats philippins. Il fera 20.000 morts parmi les combattants (4000 Américains et 16.000 Philippins) et un minimum de 200.000 morts parmi les civils (1 million selon les historiens philippins).

Aux dires des présidents des États-Unis, depuis près de deux siècles l’ «Amérique» est le paladin de la liberté, de la démocratie, des droits de l’homme, le défenseur désintéressé des opprimés du monde… un discours convenu qui, au fil des ans et à mesure que l’Empire décline, devient de plus en plus inaudible. Sic transit gloria mundi.

Arnaud Imatz
Source : Cercle Aristote
29/04/2014

Note

(*) On retrouve ce concept de «guerre juste» chez Thucydide, Xénophon, Polybe, Denys d’Halicarnasse, Diodore de Sicile, Tite-Live et Cicéron pour ne citer qu’eux. Il est ensuite repris et développé notamment par saint Augustin et saint Thomas avant de prendre toute sa dimension dans le monde catholique à partir du De jure belli (1539) du dominicain Francisco de Vitoria. L’idée de «guerre sainte» ou de « guerre sacralisée », qui ne se confond pas avec celle de «guerre juste», est aussi très ancienne. Elle est le patrimoine commun des royaumes hittites, d’Israël et plus généralement de tous les peuples de l’Orient antique bien avant d’être exaltée par l’Islam.

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