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Jean Tirole ou le Nobel ambigu

Jean Tirole ou le Nobel ambigu

Lorraine Passelaigue, économiste…

♦ « Pour le dire crûment, Jean Tirole a été à la réglementation financière ce que Christine Taubira est à la justice pénale ».

L’année 2014 a été marquée par la remise du prix Nobel d’économie (en réalité, le prix d’économie de la Banque de Suède, abusivement qualifié de prix Nobel), pour la troisième fois dans l’histoire à un économiste français, Jean Tirole.


Le premier prix avait été attribué en 1983 à Gérard Debreu, un Français exilé aux Etats-Unis et naturalisé américain, qui, avec Kenneth Arrow, avait cherché à modéliser les théories de Léon Walras sur la notion d’équilibre économique. A ce jour, il ne semble pas que les travaux de Debreu aient pu être validés empiriquement. En revanche, ils permettent de spéculer sur un hypothétique point d’équilibre qu’atteindrait le marché et que toute intervention motivée par des considérations extra-économiques viendrait compromettre. Tout cela n’est pas innocent…

Il faudra attendre 15 ans pour qu’un second lauréat français soit couronné par la Banque de Suède. Il s’agit en la circonstance de Maurice Allais. Ce choix n’allait pas de soi, car Allais, décédé en 2010, aura été toute sa vie un iconoclaste qui a mis à bas la plupart des poncifs énoncés par ses collègues. Dès les années cinquante, il se singularise par l’énoncé de son fameux « paradoxe » où il remettait en cause le dogme de la rationalité pure des acteurs en situation de risque. De quoi comprendre le comportement des traders de Lehman Brothers et consorts ces dernières années. En fait, on peut dire qu’Allais a dénoncé la plupart des inepties libérales connues sous le vocable générique de « consensus de Washington ». Il est intéressant qu’une des idées défendues par Allais, à savoir l’adéquation entre la durée des ressources et des emplois bancaires, ait été reprise après la crise financière récente par Jean-Charles Rocher (Why Are There So Many Banking Crises ?, Princeton University Press, 2008), l’un des disciples de Jean Tirole. On se souvient que c’est le mépris de cette règle de prudence qui a entraîné la faillite de la banque Dexia, par exemple.

Quels sont donc les éléments qui ont motivé le choix de Tirole l’an dernier ?

On notera tout d’abord que Tirole, professeur à l’Université de Toulouse, a passé une bonne partie de sa carrière aux Etats-Unis et que la quasi-totalité de sa production académique a été publiée en anglais.

Le prix qui lui a été attribué ne porte que sur une partie de ses travaux, ceux qui concernent l’analyse des situations de concurrence imparfaite, aux détournements de la réglementation ou l’exploitation des failles réglementaires par les entreprises (regulatory capture). Tirole a montré que les entreprises tentent systématiquement, quand elles le peuvent, d’échapper à la concurrence en créant des situations dominantes où, après avoir éliminé leurs concurrents, elles établissent des situations de monopole ou pratiquent des ententes pour imposer leurs prix aux consommateurs. La libéralisation d’un secteur permet dans un premier temps l’arrivée de nouveaux entrants. Puis ceux-ci, une fois qu’ils ont acquis, seuls ou à plusieurs, une position dominante, maximisent leurs profits au détriment du consommateur. On en a eu récemment l’illustration avec les concessions autoroutières ou les débats sur la montée en puissance d’Amazon. Les décisions de l’Union européenne face aux géants américains de l’informatique comme Microsoft s’inspirent fortement des thèses de Tirole.

En revanche, les limites de son raisonnement apparaissent dans ses écrits sur la régulation financière. Tirole a été un pionnier dans la reconnaissance de l’apport des neurosciences en économie. Mais, prisonnier de la « théorie des incitations » et d’une myopie liée à une excessive concentration sur la micro-économie, il n’a pas compris comment fonctionnent les marchés financiers. On peut lui reconnaître une réelle clairvoyance dans la déconstruction du mythe des « marchés efficients », selon laquelle le marché permettrait de connaître la vraie valeur des actifs dès lors que tous les acteurs disposent des mêmes informations, en mettant en lumière, grâce à l’apport de la théorie des jeux et des neurosciences, le caractère non rationnel des marchés. En revanche, il n’a pas discerné l’existence d’une « rationalité perverse » des acteurs, qu’on pourrait traduire par la formule « face je gagne, pile tu perds ». Les banques d’investissement disposent de ce que la théorie des jeux appelle une « asymétrie informationnelle » vis-à-vis de leurs clients et des autorités de régulation. Elles savent ce qu’il y a dans les produits qu’elles vendent, et leurs clients n’en ont qu’une connaissance imparfaite, voire nulle. De plus, les systèmes de rémunération des traders sont eux aussi asymétriques : ils sont intéressés aux gains par le biais des « profit pools » mis en place dans les salles de marché, qui se traduisent par des bonus parfois impressionnants, mais pas aux pertes. Tirole n’a pas compris que c’est le fonctionnement même des marchés financiers qui est vicié. Contrairement au célèbre investisseur américain Warren Buffet, qui parlait – et la suite des événements lui a donné raison – d’ « armes de destruction massives », Tirole a toujours estimé qu’il ne fallait pas remettre en question les produits dérivés ou les techniques de titrisation massive. Pour le dire crûment, Jean Tirole a été à la réglementation financière ce que Christine Taubira est à la justice pénale.

Lorraine Passelaigue
21/01/2015

Correspondance Polémia – 26/01/2015

Image : Jean Tirole, prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, 2014, usuellement appelé « prix Nobel d’économie ».

 

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