Les nouveaux penseurs de l’extrême gauche

samedi 20 novembre 2004
Derniers marxiste-léninistes authentiques, « révolutionnaires professionnels », les nouveaux trotskistes qui ont rassemblé aux dernières élections présidentielles plus de trois millions de voix sur l’ensemble de leurs candidats, revendiquent la légitimité révolutionnaire de leurs actions et de leurs violences en s’appuyant sur de nouveaux maîtres à penser qui s’inscrivent dans les mêmes logiques de guerre civile que leurs prédécesseurs Marx, Lénine (notamment dans « L’Etat et la Révolution »), Trotski ou Bakounine.
Ils cherchent une réponse révolutionnaire aux problèmes sociaux et politiques de notre société libérale et imposent leurs thèmes et leurs méthodes au débat intellectuel, à la pratique syndicale et à la vie associative.
L’effondrement du parti communiste français qui avait fait naître de nombreux espoirs, il y a quelques années, n’a rien résolu puisque l’espace communiste - lui - existe toujours, mais occupé maintenant par une extrême-gauche multiforme et très bien implantée.
Idéologiquement, en se recomposant sur les ruines de l’idéologie communiste, cette mouvance politique a tenu compte de la chute des régimes de type soviétique, qu’il s’agisse de l’Union soviétique elle-même ou de ses différents satellites. Cette recomposition lui a d’ailleurs permis de rechercher de nouvelles formes d’action pour pallier l’échec du modèle stalinien. C’est ainsi qu’on a vu la naissance, depuis quelques années, d’un courant libertaire qui veut, à l’image de John Holloway, « transformer le monde sans prendre le pouvoir ».
Les nouveaux chantres de l’ultra-gauche ont également retenu les leçons de l’échec patent du stalinisme pour « défendre une révolution mondiale doublée d’un socialisme global ».Une façon comme une autre, quatre-vingts ans plus tard, de se venger des communistes orthodoxes qui, en 1924, bannissaient Trotski, partisan de la révolution mondiale alors que Staline, lui, faisait la promotion du socialisme dans un seul pays, avec les millions de morts que l’on sait.
Autre caractéristique de l’extrême-gauche contemporaine, elle légitime des logiques de guerre civile et tout ce qui peut, de près ou de loin, s’apparenter à l’insurrection citoyenne. Comment expliquer autrement, en effet, qu’elle se réclame conjointement de la Commune de Paris, des « Conseils Ouvriers » du marxiste néerlandais Anton Pannekoek, des différents Conseils révolutionnaires qui ont pu faire florès en Europe entre 1917 et 1921 ou de la Révolution espagnole de 1936 ? Même chose d’ailleurs pour son engouement en faveur des différentes mouvances des années 60 et 70 telles que celle des situationnistes ou des autonomes italiens qui ont eu à leur actif des assassinats ciblés sans oublier, chez nous, les terroristes d’Action Directe. Ce qui est frappant, c’est qu’à l’exception des situationnistes, ces expériences historiques auxquelles se réfère l’extrême-gauche sont des expériences brutales ayant débouché –avant même la répression dont elles ont pu faire l’objet- sur des assassinats ciblés et /ou des massacres de masse à la fois contre leurs ennemis « réactionnaires » et contre leurs adversaires internes .
Ces logiques violentes s’inscrivent d’ailleurs parfaitement dans la logique de Trotski qui écrivait en 1923 : « Les révolutionnaires de notre époque ne peuvent s’allier qu’à la classe ouvrière. Ils possèdent des caractéristiques psychologiques, des qualités intellectuelles et une volonté qui leur sont propres. Lorsque c’est nécessaire et possible, les révolutionnaires font voler en éclat les obstacles historiques. Mais lorsque c’est impossible, ils prennent des détours. S’ils ne peuvent prendre le pouvoir, les révolutionnaires patientent et grugent peu à peu l’ordre établi. Ils sont révolutionnaires justement parce qu’ils ne craignent pas de détruire les obstacles ou d’employer la force. Leurs efforts constants pour exercer la pleine capacité de leur travail destructeur et créatif à la fois visent à extraire de toute situation historique donnée le maximum possible permettant de faire avancer la classe révolutionnaire. Dans leurs activités, les révolutionnaires ne sont limités que par des obstacles externes et non internes. C’est à dire qu’ils doivent s’habituer à évaluer leur situation, la réalité matérielle et concrète de leur sphère d’activité dans ses aspects positifs et négatifs, et dresser le bilan politique correct qui s’impose ».
Aujourd’hui, les intellectuels de référence de l’extrême-gauche utilisent les mêmes recettes et les mêmes méthodes que leurs prédécesseurs pour répandre leurs messages délétères. Ainsi John Holloway est un zélateur de la guérilla zapatiste du sous-commandant Marcos pendant que Toni Negri, co-auteur avec Michael Hardt d’« Empire » et de « Multitudes » fut un des inspirateurs des Brigades Rouges.

Insurrection et nihilisme chez Holloway

Philosophe et universitaire né à Dublin, désormais installé au Mexique pour être plus près de son idole et de son modèle, John Holloway tire ses thèses nihilistes de l’expérience zapatiste résumée dans « Douze thèses sur l’anti-pouvoir » et dont le point de départ est la négation (point 1) : « Au début il y a le cri, la parole. Face à la mutilation des vies humaines par le capitalisme, ce cri est un cri d’horreur, un cri de tristesse, un cri de rage, un cri de négation » .
« Comme un monde digne ne peut pas être créé par l’action de l’Etat (point 2), « la seule façon » aux yeux de Holloway « de concevoir un changement radical relève de la dissolution du pouvoir »(point 3). Une autre forme de nihilisme ou de négativisme et une pensée anti-politique qui peuvent séduire une frange de la population en révolte quasi-permanente contre l’ordre établi et un système libéral tout à fait incapable d’offrir une alternative aux injustices actuelles.
Alors, pour commencer à changer le monde sans prendre le pouvoir, il faut opérer une distinction entre le pouvoir-action (potentia) et le pouvoir-domination (potestas) (point 4). De ce point de vue, « le pouvoir-action trouve son fondement dans le faire ». Autant dire alors que l’action se suffit à elle-même, qu’il s’agisse d’un séminaire, d’une occupation d’usine (citée en exemple par Holloway) ou d’une manifestation, ce qui devient une fin en soi et légitime l’activisme, prurit atavique de l’extrême-gauche, toujours prête à se lancer dans des opérations de harcèlement ou de déstabilisation de l’adversaire.
Les points 5,6, 7 et 8 sont consacrés à la quasi-fatale transformation du « pouvoir-action » en « pouvoir-domination » qui « subordonne les acteurs à l’état du monde ». L’état du pouvoir-domination, c’est l’état du « les choses sont comme çà , c’est l’état d’identité ». Alors, pour libérer les acteurs, « le mouvement du pouvoir-action contre le pouvoir-domination ne doit pas se concevoir comme contre-pouvoir mais comme un anti-pouvoir ».
Vient ensuite au point 9 le refus d’un « parti d’avant-garde » comme solution possible, mais John Holloway conclut que cela revient au « simple remplacement d’une forme de domination par une autre ». Une posture qui constitue d’ailleurs une fracture avec les formes d’actions communistes orthodoxes classiques.
Il ne faut pas pour autant céder à une « désillusion pessimiste » puisque John Holloway, passé maître dans l’art de la dialectique marxiste rompt avec « le cercle vicieux du pouvoir » en précisant que « la transformation du pouvoir-action en pouvoir-domination est un processus qui implique nécessairement l’existence de son contraire (point 10) ».
Pour ne pas rester négatif jusqu’à la fin de sa démonstration en douze points, Holloway profite du point 11 pour donner de l’espoir à ses troupes : « Le capitalisme est fondé sur la négation du pouvoir-action, de l’humanité, de la dignité, de la créativité : pourtant tout cela est bien réel. Les Zapatistes en sont la preuve, la dignité existe au-delà de sa négation …. sous la seule forme qu’elle peut prendre dans notre société, celle de la lutte contre sa propre négation ». Une prise de position intellectuelle qui conduit à une définition purement polémique de la liberté conçue par Holloway comme une « lutte contre cette domination ».
Le dernier point de ce nouvel évangile marxiste énumère toutes les formes violentes ou non de luttes possibles et notamment, je cite, « celles pour conquérir le contrôle sur le processus de travail ou l’accès à l’éducation et aux services de santé ». Autant de revendications devenues malheureusement réalité aujourd’hui, qu’il s’agisse de la CMU, des classes spécialement destinées aux enfants de clandestins ou des pressions exercées par des organisations comme le syndicat SUD sur les entreprises.
Il émane de la lecture de John Holloway un profond sentiment de malaise dans la mesure où ce philosophe militant de l’ultra-gauche plaide pour une négation du monde et de la réalité. Il combat, bien sûr, le capitalisme à l’image du lointain ancêtre Marx, mais également l’ensemble des lois économiques fondées sur l’organisation de la rareté, donnée fondamentale qui existe indépendamment de toutes les formes de production. Plus grave cependant, il combat les lois de la vie en niant toute forme d’identité. Sa critique se présente comme un assaut contre l’identité, comme le refus de se laisser définir, classer, identifier. « Nous les non-identiques, combattons cette identification. Le combat contre le capital est un combat contre l’identification, et non un combat contre une identité alternative ». Il reproche aux « politiques de l’identité » de figer les identités . Il va même plus loin : « Notre combat ne vise pas à établir une nouvelle identité, mais à intensifier une anti-identité ; la crise d’identité est une libération qui libère une multitude de résistances et une multiplicité de cris ».
Des propos d’autant plus d’actualité que l’on connaît la thématique anti-identitaire brandie par l’extrême-gauche qui arrive même à influencer le gouvernement actuel , à commencer par son ministre de la culture toujours très attentif à favoriser tout ce qui, de près ou de loin, peut nuire au combat identitaire.
Les thèses de John Holloway reposent ainsi sur une révolte contre la réalité, car la réalité, qu’elle soit économique, sociale, politique, familiale, ce n’est pas seulement la lutte, mais aussi la lutte-concours, la compétition, mais aussi la coopération. Autant de réalités que refuse l’universitaire britannique, qui par son discours violent et radical, légitime toutes les actions et toutes les violences qui deviennent ainsi des fins en soi.
Derrière le verbe ou plutôt derrière le cri ( « au commencement était le cri ») il y a donc la justification de toutes les actions et de toutes les violences . Ainsi, tous les casseurs ont-ils trouvé leur livre de référence…..
L’action directe - formule évoquant le nom de la mouvance terroriste française des années 1970/80 – est désormais la référence obligée de la nouvelle extrème-gauche associative et syndicale. C’est à elle que se réfère notamment dans la revue « Contretemps » le militant libertaire Pierre Contessenne, appartenant également au Syndicat Sud et au mouvement associatif Droits Devant, en écrivant à propos « de nouveaux mouvements sociaux (sans- logis, Rmistes ,sans- diplômes, sans-papiers, travailleurs immigrés) qui donnent corps à la « précarité de masse » : « leur réelle dimension novatrice s’est exprimée en partie par une retraduction de la pratique syndicaliste révolutionnaire dans l’action directe ». Des propos d’ailleurs confirmés dans la même revue d’extrème-gauche (publiée, soit dit en passant, avec le concours du Centre National des Lettres) par une spécialiste du Syndicat Sud, qualifié également de « syndicalisme d’action directe ».
Tout ce discours débouche évidemment sur la violence, qu’il s’agisse de la violence des actions menées par les acteurs de cette subversion militante ou de celle subie par ceux qui en sont les victimes. Rappelez-vous les opérations coups de poing des grèves sauvages de 2003 ou la violence des pillages commis après les manifestations qui ont pris de court les autorités policières de notre pays. Rappelez-vous également les sabotages contre des installations de gaz ou des installations électriques. Ces violences – à basse ou moyenne intensité- constituent d’ailleurs un vivier pour des violences de type terroriste qui découleront inéluctablement des nouveaux discours et des nouvelles pratiques de l’ultra-gauche.
Il convient également de se méfier d’autant plus de ce climat de violences qu’il peut également toucher certaines masses musulmanes perméables au double discours alter-mondialiste et islamiste, comme on a pu d’ailleurs le vérifier récemment à Londres lors de la réunion du Forum Social Européen.

De l’Empire à la Multitude

Figure mythique de l’extrême-gauche des années 70, cerveau supposé des Brigades Rouges, idéologue de l’ouvriérisme (ou opéraisme) italien, condamné à une peine de trente ans de prison pour insurrection contre l’Etat italien, réfugié et accueilli en France pendant de nombreuses années, Antonio Negri est devenu le philosophe officiel de l’anti-mondialisation et de l’alter-mondialisme. Professeur à Paris après avoir été assigné à résidence à Rome et avoir purgé une peine de prison pour « insurrection armée contre l’Etat » et « responsabilité morale » dans les affrontements entre manifestants et policiers à Milan dans les années 70, il a retrouvé une certaine forme de virginité politique et intellectuelle en publiant conjointement avec un universitaire américain Michael Hardt une somme théologique d’un nouveau genre intitulée « Empire ». Cet énorme pavé de 560 pages est considéré comme un des supports théoriques du mouvement social contre la mondialisation, une sorte de nouveau « manifeste du Parti Communiste ». Il est devenu, en quelques mois, une des références majeures du mouvement social et intellectuel anti-capitaliste tel qu’il a commencé à se manifester dans notre pays après les grandes grèves fondatrices de l’alter-mondialisme au cours de l’hiver 1995. Cet ouvrage mobilise aussi bien Marx, Spinoza, Deleuze, Foucault que Polybe, les Pères de l’Eglise ou Saint François d’Assise, appelant tout ce beau monde à la rescousse pour définir la forme de souveraineté et de domination politique attachée au nouvel ordre mondial .Il est centré autour de l’opposition dialectique de deux concepts : « L’Empire » et la «Multitude » .
Pour Toni Negri et son compère, « l’Empire est le sujet politique qui règle effectivement les échanges mondiaux, le pouvoir souverain qui gouverne le monde ». Ils précisent : « C’est un appareil décentralisé et déterritorialisé de gouvernement qui intègre progressivement l’espace du monde entier à l’intérieur de ses frontières ouvertes et en perpétuelle expansion. L’Empire génère des identités hybrides, des hiérarchies flexibles et des échanges pluriels en modifiant ses réseaux de commandement. Les couleurs nationales distinctes de la carte impérialiste du monde se sont mêlées dans l’arc-en ciel mondial de l’Empire ».
Cette notion d’Empire est la transposition au monde post-moderne des catégories de la pensée marxiste : « L’Empire » jouant le rôle du Capital, revu et corrigé à la sauce alter-mondialiste pendant que la « Multitude » est le nouveau nom de l’ancien prolétariat déifié par Marx et ses successeurs jusqu’à la fin des années 60. En fait, Toni Negri inspire tous ceux qui, en France ou ailleurs refusent la société libérale au nom de l’alter-mondialisme ou d’un nouvel anarcho-syndicalisme très prisé chez certains post soixante-huitards. Dans un entretien accordé en décembre dernier au mensuel alternatif « Les Inrockuptibles », il déclarait notamment : « Ce qui nous intéresse, c’est la société globale des travailleurs. Une société de gens qui souffrent et qui doivent changer le monde, pas une société « civile » . Je crois qu’il faut parler d’une société mondiale, globalisée du point de vue de la libération , de la lutte contre l’exploitation .Du point de vue des pauvres ».
Il ajoutait, apportant ainsi de l’eau au moulin des amis de Bernard Cassen et du Forum Social Européen, les précisions suivantes : « Il faut parler de revenu garanti, de la mobilité universelle permise à tous les immigrants pour qu’ils puissent se déplacer où ils veulent dans le monde pour la réappropriation des moyens de communication et la construction imaginaire de nouveaux langages ».
Ces quelques citations montrent combien l’on aurait tort de prendre à la légère le potentiel de violences brutes contenues dans la pensée de ces deux philosophes alternatifs. Leur langage est celui de la « guerre civile » explicitement revendiquée : « Notre livre implique donc un certain désir de communisme. Le thème central qui apparaît à travers toutes ces analysés se réduit, en fait, à une seule question : comment la guerre civile des masses contre le capital monde peut-elle éclater dans le monde ? ».
Le vieil objectif communiste de révolution mondiale est ainsi remis à la mode et repeint aux couleurs de l’alter-mondialisme, au nom de la « multitude » ,c’est à dire d’un ensemble d’individus déracinés, le tout avec des objectifs politiques parfaitement explicites :
1 « Un premier élément d’un programme politique pour la multitude mondiale, une première exigence mondiale :la citoyenneté mondiale, ceci devant s’accompagner d’une suppression générale des frontières »
2 « Une seconde exigence politique programmatique de la multitude : un salaire social et un revenu garanti pour tous (….) Une fois la citoyenneté étendue à tous, on pourrait appeler ce revenu garanti un revenu citoyen , dû à chacun en tant que membre de la société » .
3 « La troisième exigence politique de la multitude, c’est le droit à la réappropriation » ,c’est à dire, « le libre accès (et le contrôle sur) la connaissance, l’information, la communication et les affects, parce que ce sont quelques un des moyens premiers de la production bio-politique ». En un mot comme en cent, il s’agit de prendre le contrôle sur les esprits grâce aux moyens de la communication moderne.
Ce programme est-il cependant bien différent des objectifs de certains tenants de l’ultra-libéralisme qui, finalement , proposent également un projet de citoyenneté universelle et dissolvent identité et histoire, au nom d’une « guerre juste » menée par « une police morale » chargée de faire régner la « validité du droit impérial » décrété par la « machine impériale » ? La question mérite d’être posée .

Pour en revenir aux thèses défendues par Negri, il considère que la multitude est le fondement indispensable d’une démocratie radicale. Dans son nouvel ouvrage « Multitudes » (toujours publié en collaboration avec l’américain Michael Hardt), Negri tourne son regard vers « ces nouveaux circuits de coopération edt de collaboration qui traversent nations et continents, suscitant ainsi un nombre illimité de rencontres et d’interactions ». Dans un entretien accordé, voici deux mois, toujours au mensuel « Les Inrockuptibles », il a précisé sa conception de la multitude : « La multitude, c’est les mouvements qui ont traversé la société en essayant de reprendre le pouvoir fondamental de l’Etat qui est celui de faire la guerre . En Espagne, par exemple, après l’attentat du 11 mars, les gens ont formé d’une manière autonome des réseaux qui ont modifié l’horizon politique. En Argentine, en 2001, différentes couches sociales ont réussi à s’organiser ensemble en demandant « Que se vayan todos ». Ce n’était pas quelque chose d’anarchique, d’insurrectionnel. Ce n’était pas la fin d’une structuration du pouvoir, mais la possibilité de lui donner une forme absolue démocratique. La multitude, c’est aussi les luttes de 1995/1996 à Paris qui n’ont pas été engagées par les cheminots de la RATP pour défendre leurs seuls intérêts corporatistes, mais ont impliqué les citoyens dans leur ensemble qui ont voulu agir contre le Plan Juppé de réforme de la sécurité sociale. On touchait à quelque chose qui faisait partie de leur vie. C’est l’idée du commun, à côté de l’habituelle distinction privé- public. C’est aussi une critique de l’économie politique ».
Toujours dans le même entretien, il explique la raison du succès soudain des intermittents (en particulier du spectacle) dans la nouvelle donne sociale française : « Les intermittents sont un exemple parfait de la mutation du travail. Ils ne sont pas seulement des intermittents du spectacle. Ils sont aussi des précaires. Ils ont compris leur localisation dans la société et ils sont partis de leur situation privilégiée pour en faire un mot d’ordre de revendication dont la portée est beaucoup plus générale. Ce qui était un privilège est devenu un moyen de lutte ». Tout est dit.
Cette notion multiforme et si vaste de multitude considérée « comme un réseau dans lequel les rapports entre les fonctions des uns et des autres sont fondamentaux pour la vie sociale » ne pourrait-elle pas finalement être revendiquée par des réseaux islamistes ? Bien sûr, Negri s’en défend en disant qu’Al Qaeda, pour ne pas le nommer, même s’il est une forme de communication et d’organisation sociale, « répète de la manière la plus répugnante et la plus absurde qui soit les formes de commandement de l’unité centrale, qui est religieuse et philosophique ». Soit.
Mais Toni Negri refuse ainsi de répondre directement à la question de savoir si des réseaux islamistes quels qu’ils soient, ne sont pas en mesure de se fondre dans la nébuleuse alter-mondialiste pour remplir le contrat moral qu’ils ont avec l’islam.
La venue de Tariq Ramadan au Forum Social de Saint-Denis en novembre 2003 avait cependant défrayé la chronique . Plus récemment, les différentes tables rondes sur le « hidjab comme instrument de libération de la femme » ou sur « la montée de l’islamophobie en France » ont agité le Forum Social qui s’est récemment tenu à Londres, obligeant même son président Bernard Cassen à donner de la voix. Un hidjab qui d’ailleurs divise l’extrême-gauche dans notre pays, Lutte Ouvrière plaidant pour l’application stricte de la loi alors que la LCR la juge inefficace et regrette qu’elle stigmatise une partie des jeunes filles issues de l’immigration.

Altermondialisme et islamisme

La connivence entre islamistes et alter-mondialistes, même si certains regimbent par exemple, dans « Charlie-Hebdo », relève, en fait, d’une double tentative d’instrumentalisation. Dans l’esprit des objectifs poursuivis par le mouvement Attac (dirigé comme par hasard par un ancien communiste Jacques Nikonoff) qui veut se transformer en culture de masse, l’extrême-gauche a cru pouvoir utiliser Tariq Ramadan pour attirer, sur fond de combat contre « l’impérialisme » et les « injustices », un nombre élevé de jeunes afro-maghrébins en rupture sociale.
D’ailleurs la même chose s’était produite au moment de la Guerre d’Algérie quand le PC manoeuvrait les militants du FLN. Ce que l’extrême-gauche propose à ces damnés de la terre d’un nouveau genre, c’est tout simplement d’être les « piétons » et les « soldats » de leur combat contre le capitalisme. Pour Tariq Ramadan (ou ses épigones) écarté du processus d’institutionnalisation de l’islam en France, il s’agissait de profiter de la tribune offerte par le FSE pour assurer sa médiatisation, élargir son audience, devenir ainsi incontournable et diffuser son programme pour un islamisation complète de la France et de l’Europe.
Un an après le Forum Social de Saint-Denis , les militants d’extrême-gauche et les jeunes islamistes de banlieue continuent leur rapprochement spectaculaire. Un rapprochement d’autant plus facile qu’ils ont en commun une haine des institutions actuelles et une pratique consommée de la guérilla urbaine. Il ne manque donc qu’une « étincelle pour enflammer la plaine ». Toni Negri a, quant à lui, déjà pris son parti. Ne vient-il pas, en effet, d’écrire une pièce de théâtre « Essaim » dans laquelle il campe un soldat américain et un kamikaze décrit par lui comme étant « l’exaspération d’une violence contrainte, l’horrible signe d’une humanité dépourvue de moyens de résistance » ?
Malheureusement, les événements actuels (la question palestinienne d’une part et l’invasion américaine de l’Irak, d’autre part) apportent de l’eau au moulin des alter-mondialistes auxquels l’adversaire libéral sert sur un plateau d’argent les armes pour se faire découper en morceaux.

Au début du mois d’octobre, une centaine d’intellectuels marxistes réunis à l’initiative de Jacques Bidet, directeur de la « Revue Actuel Marx », ont assisté dans les locaux de la Sorbonne à la quatrième édition du Congrès « Marx International ». Ils voulaient montrer que la pensée marxiste, loin d’être à l’agonie, est bien vivante pour lutter contre le « néolibéralisme » et le « ralliement des puissance du nord à un ordre universel ». Une façon comme une autre de réactualiser leur discours, quinze ans après la chute du Mur de Berlin. Au centre de leurs travaux, on trouvait, comme par hasard, Toni Negri, Michael Hardt et John Holloway. Mais aussi l’intervention de la sociologue Christine Delphy qui selon un article du « Monde » du 10 octobre 2004, dans une sévère critique de la loi contre le foulard islamique, jugeait que « la reproduction héréditaire des discriminations dont souffrent les populations immigrées des pays anciennement colonisés justifie désormais le recours à la catégorie de « caste », naguère applicable aux société du sous-continent indien ».
Décidément, ils sont incorrigibles…

Intervention de Michèle Vilmain , déléguée de la Fondation POLEMIA,
Colloque annuel du Club de l’Horloge, Saint-Germain-en-Laye (78), novembre 2004
http://www.clubdelhorloge.fr/index.php

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