Louvre Lens, un cadeau empoisonné ?

jeudi 27 décembre 2012

Christine Sourgins, tout comme sa consœur Aude de Kerros bien connue des lecteurs de Polémia, est artiste, écrivain, historienne et critique d’art – art contemporain, cela va sans dire, pour en « déconstruire la déconstruction ».
Attentive à tout événement culturel, elle s’intéresse à la muséologie, ce qui l’a conduite tout naturellement à suivre le projet du Louvre Lens et de donner un commentaire sitôt son inauguration du 4 décembre dernier, publié sur son blog sourgins.over-blog.com le 17 décembre. Polémia le présente ci-après à ses lecteurs.
Polémia
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Paris est favorisé en musées, la faute, non aux Parisiens mais à l’histoire ; la capitale est aussi plus centrale que Lens, cette fois c‘est la géographie qu‘il faudrait incriminer : pour les « Sudistes » venir voir des œuvres majeures du Louvre dans le Pas de Calais, va s’avérer beaucoup plus compliqué et onéreux. La moitié de la France est pénalisée de fait. Il y a pire : certes le bassin minier a beaucoup souffert mais est-il le désert culturel qu‘on nous serine ? Deux des plus riches musées de France, Lille et Arras, sont respectivement à une demi-heure et un quart d’heure de train. Plutôt que de créer un nouveau musée, n’aurait-il pas mieux valu aider ceux déjà existants ? Louvre Lens a dérapé sur le plan financier avec 50% d’augmentation soit un coût de 150 millions qui explique que les autres musées du Nord-Pas-de-Calais voient leurs budgets diminuer... Et depuis quand « déshabiller Paul pour habiller Pierre » s’appelle décentralisation ?
Si la construction de cette antenne de province se justifie pour des raisons d’équité ou de compensation de pertes d‘activités, combien de villes méritantes et déshéritées auront-elles droit à leur antenne ? Vider le Louvre parisien n’y suffirait pas, sauf à le mettre sur roulettes pour un grand tour de France : à quand la caravane du Louvre ?

Démocratiser l’art

Le résultat ? Extérieurement pas de grand geste architectural, l’agence japonaise Sanaa, a privilégié une structure basse, dont la discrétion laisse dubitatif : est-ce un musée ou une aérogare ? La volonté de nier la notion de « Palais » accolée au (vrai) Louvre, est claire : il faut montrer qu’on démocratise la culture et donc priver le peuple de Palais (démocratiser voulant dire : ne pas lui donner des idées de grandeur). En revanche, à l’intérieur, tout le monde reconnaît une belle lumière, une qualité de visibilité des œuvres indéniable. L’immensité des lieux est spectaculaire, c’est vrai, mais « La Liberté guidant » le peuple de Delacroix, fleuron de la présentation, « flotte » dans cette Kunst-hall démesurée : « je la voyais plus grande » commentent certains visiteurs.

Assemblage temporel

Le gros du spectacle est donc la Galerie du Temps qui présente de manière chronologique et transversale, des d’œuvres du IVe millénaire avant Jésus-Christ au XIXème siècle. En fait ces œuvres n’ont d’autre lien que d’être des chefs-d’œuvre du Louvre et d’avoir appartenu à la même époque. Mais tel peintre florentin connaissait-il l’œuvre du céramiste musulman exposée quelques pas plus loin ? Le lien entre deux œuvres d’une même époque n’est pas toujours évident et, faute d‘explication, le visiteur peut penser que deux œuvres de la Renaissance sont influencées l’une par l’autre, alors que toutes deux ne font que se référer à l’Antique. Voilà posé le problème de la contemporanéité : si on est toujours contemporain de ce que l’on regarde, deux artistes vivants au même moment peuvent fort bien ne partager aucune communauté de pensée. Le Louvre Lens fait donc, involontairement, une démonstration de la relativité de cette notion pourtant si hégémonique et si politiquement correct qu’est « le contemporain ».

« Déshabiller Paul pour habiller Pierre »

L’amateur qui fréquente déjà ces chefs-d’œuvre appréciera une sensation de proximité nouvelle. Un peu comme lorsqu’on croise en villégiature des voisins trop connus, M. Bertin (portraituré par Ingres) par exemple, que l’on redécouvre alors sous un autre jour ; cependant ces voisins là sont des exilés forcés supportant des transports dangereux. Les œuvres sont fragiles, ainsi des experts, dont M. Pomarède conservateur en chef des peintures au Louvre, se sont alarmés en vain de l’état du tableau de Delacroix : visiblement les politiques (*) n’en n’ont cure et ont décidé de brandir « La Liberté guidant le peuple » jusqu’à ce que la toile s’effondre. Inquiétant symbole.
Si le Louvre a pu être privé d’œuvres insignes, c’est que sa cohérence interne est niée, comme l’est celle de l’exposition Raphaël : le Balthazar Castiglione a été décroché sans vergogne plus d’un mois et demi avant la fin de cette grande exposition : bref « Déshabiller Paul pour habiller Pierre » devient le maître mot de la politique muséale française.
Le dépeçage de la collection du Louvre, entre Atlanta puis Abou Dhabi ou Lens montre un Palais parisien ravalé au rang d’un entrepôt, d’un show-room où l’on pioche à volonté pour faire des coups médiatiques. Le Louvre parisien est en train de devenir un gruyère, certains s’amusent déjà à en photographier les vides, tandis que d’autres s’agacent des audio-guides commentant les tableaux absents des cimaises…

En ce mois festif de décembre, Le Louvre Lens pourrait bien être un cadeau empoisonné.

Christine Sourgins
Le blog de Christine Sourgins 
17/12/2012

(*) Sur les enjeux politiques voir A. Warlin « La face cachée du Louvre », Michalon, p.73 et ss. Les intertitres sont de la rédaction

Correspondance Polémia – 27/12/2012

Image : Louvre Lens par jamesskirk.eu, via Flickr (cc)

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