La croissance est-elle bien le bon remède pour éradiquer la crise ? (1/2)

mercredi 20 juin 2012

La croissance, voilà bien le mot du moment et la pomme de discorde entre Européens.
Yves-Marie Laulan, président de l’Institut de géopolitique des populations, et Frédéric Malaval, universitaire et chercheur, l’un et l’autre contributeurs réguliers de Polémia, ont envoyé, chacun sans se connaître, une tribune libre traitant de la croissance, de ses vertus et de ses handicaps.
Yves-Marie Laulan s’en tient à la thèse la plus orthodoxe, telle qu'elle vient d'être définie au dernier G20 : la croissance, oui, mais elle doit s’accompagner de plans d’austérité indispensables à la réduction de la dette publique et à la limitation des dépenses.
Frédéric Malaval, dont la recherche est consacrée à l’écologie et plus particulièrement à l’environnement, auteur de plusieurs ouvrages, a une vue très différente. C’est en non-économiste qu’il raisonne : pour lui, « évoquer l’omniprésence de la “croissance”, n’apporte rien ».
Polémia soumet ces deux points de vue à la réflexion de ses lecteurs, en deux articles : celui d’Yves-Marie Laulan suivi de celui de Frédéric Malaval.
Polémia

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  1- L’économie mondiale en perte de vitesse

Un économiste célèbre qualifiait naguère la science économique de « dismal science », la discipline lugubre. Et c’est vrai que les économistes (comme d’ailleurs les démographes) ont rarement de bonnes nouvelles à annoncer au public. C’est bien le cas aujourd’hui. Car, absorbés dans les délices de leurs consultations électorales en cascade, les Français n’ont pas remarqué que le monde tournait sans eux. Or l’économie mondiale se porte mal. Plusieurs faits remarquables devraient pourtant retenir l’attention.

Un ralentissement général dans le monde

A tout seigneur tout honneur, c’est aux Etats-Unis que le malaise est le plus perceptible. Après un début d’année qui laissait entrevoir enfin la sortie de la crise interminable dans laquelle ce pays se débat depuis près de 5 ans maintenant, les dernières statistiques, notamment celles de l’emploi, critère essentiel dans la période actuelle, laissent craindre que l’économie américaine pourrait retomber lourdement en récession (double dip recession dans le jargon savant des économistes) et cela en dépit des plans de relance divers et variés mis en place par l’administration américaine et de l’action incitative vigoureuse de la Federal Reserve.

Du coup, la réélection du président Obama, quasi acquise voici encore quelques mois, pourrait être singulièrement compromise, si bien que Paul Krugman, conjoncturiste attitré du Hérald Tribune  prix Nobel d’économie s’il vous plaît mais surtout keynésianiste convaincu, ne cesse de hurler à la lune à la une de ce quotidien en réclamant toujours plus de relance, c’est-à-dire plus de dépenses publiques, de déficit fédéral et plus d’endettement, bien entendu – et de citer en exemple le plan de relance de la Chine. Le problème est que les investisseurs internationaux commencent subrepticement à se détourner de la monnaie américaine, ce qui pourrait sérieusement compliquer à l’avenir le placement des bons du Trésor américains sur les marchés internationaux.

Malheureusement, le ralentissement économique des Etats-Unis se reflète un peu partout dans le monde. Ainsi les 4 pays du fameux BRIC (Brésil, Chine, Russie, Inde, qui forment 20% de l’économie mondiale), voici peu ruban bleu de la croissance dans le monde, donnent aussi des signes de faiblesse. Le Brésil, en particulier, retombe à un taux de croissance de 3% seulement, cependant que l’Inde, empêtrée dans d’inextricables problèmes politiques, enregistre sa plus mauvaise performance depuis des années. Oh, certes, ce n’est pas encore la Bérézina de style européen mais quand même : leur taux de croissance cumulé qui flirtait avec 10% en 2010 est retombé à 8%. Ce n’est pas catastrophique mais c’est nettement moins bien. Les Etats-Unis, de leur côté (22% de la production du monde), ont rétrogradé de 3 à 2% de croissance. Quant à la zone euro (18% de l’économie mondiale), devenue la lanterne rouge du monde, son taux de croissance, déjà médiocre à 2% voici deux ans, risque fort de passer en dessous de la barre, avec -0,3% cette année, une croissance négative. Décidément, l’Europe n’a pas fini de payer au prix fort la monstrueuse erreur de la création de l’euro. Le modèle chinois tire-t-il à sa fin ?

Le cas de la Chine mérite qu’on s’y attarde quelque peu. Les commentateurs américains, avec une certaine « joie mauvaise » (la Schadenfreude de nos amis allemands), s’en donnent à cœur joie et se délectent à décliner les difficultés innombrables dans lesquelles, selon eux, la Chine se débat. Et de citer le sort funeste du malheureux Bo Xilai, naguère « petit empereur » de la région de Chongqing, promptement débarqué de son poste de gouverneur pour s’engloutir dans l’abîme sans fond du shuanggui (1) mais non sans avoir révélé au grand jour l’étendue de la corruption en Chine. A cela s’ajoutent les méfaits d’une économie entièrement tenue par l’appareil d’Etat, avec un secteur industriel gorgé de subventions et de prêts bancaires commandités par l’Etat qui investit à tire-larigot dans des secteurs peu rentables ; des taux d’intérêt et des taux de change étroitement contrôlés ; un marché financier hermétique ; une technologie rustique qui commence à dater et une compétitivité qui s’épuise avec la hausse des salaires. Tout cela résulte dans un énorme gaspillage de ressources (les investissements absorbent presque la moitié du PNB chinois) qui commencent à devenir rares, sans compter les méfaits d’une pollution oppressante (et croissante : le charbon !).

A cela s’ajoute l’impatience grandissante de la partie déshéritée de la population (il n’y a pas que des milliardaires en Chine) manifestement excédée par les exactions des potentats locaux du Parti communiste chinois bénéficiant d’une quasi totale impunité, jusqu’à l’affaire Bo. Bref, la Chine ralentit et ressent un certain malaise existentiel. Les observateurs américains estiment que le modèle de développement chinois, d'une remarquable efficacité depuis 30 ans, donne désormais des signes d’essoufflement. Robert Zoellick, qui va quitter son poste de président de la Banque mondiale, estime pour sa part que ce modèle est « unsustainable », c’est-à-dire non durable et que la Chine doit envisager d’adopter un nouveau modèle de croissance plus ouvert et guidé par le marché (2).

Le « miracle chinois » va-t-il tirer à sa fin ? Pour ceux qui ont de la mémoire, tout ceci rappelle singulièrement les caractéristiques du modèle soviétique à bout de souffle des années 1980, du temps du président Brejnev, qui ont abouti à l’implosion de l’URSS dans les années 1990. La Chine connaîtra-t-elle le même sort ? Cela paraît peu probable (à vrai dire, on en disait autant de l’URSS en 1980). Mais le rapprochement est quand même significatif. Ce que préconisent, non sans une certaine dose de naïveté, les Américains est ni plus ni moins une révolution non seulement économique, mais aussi politique et sociale. La Chine y est-elle prête ? Peut-elle s’engager dans cette voie sans s’exposer à l’effondrement du Parti communiste chinois, base inébranlable du régime (avec l’Armée rouge) ? Il nous manque un nouvel Alain Peyrefitte pour le prédire (3).

Restent les contradictions inextricables de l’économie mondiale

Il faut se demander si ce ralentissement constaté plus haut ne reflète pas en partie les contradictions dans lesquelles se débat l’économie mondiale. Qu’on en juge.

Tous les pays au monde, à des titres divers, aspirent désespérément à une reprise forte de la croissance mondiale accompagnée d’une vigoureuse création d’emplois (4). Fort bien. Mais l’on sait bien aussi que la croissance dépend étroitement d’une énergie disponible à des coûts abordables et en grande quantité. C’est le cas du charbon dont d’immenses gisements se trouvent en Inde, en Chine, aux Etats-Unis aussi. Le hic est que l’exploitation du charbon coûte deux fois plus cher que l’énergie dite conventionnelle, à savoir le pétrole, et qu’elle libère aussi d’énormes et intolérables quantités de pollution dans l’atmosphère. On en dirait autant des gisements de pétrole désormais accessibles, soit dans l’océan à des profondeurs inouïes (5 km et plus), ou de la technique du « fracking » qui rend exploitables les schistes bitumineux (sans parler des sables asphaltiques).

En conséquence, la croissance mondiale ne risque guère désormais d’être étranglée faute d’énergie. Mais le revers de la médaille est que l’exploitation de ces ressources provoque une invraisemblable augmentation de la pollution atmosphérique qui ne peut qu’aggraver considérablement le réchauffement climatique. On en peut désormais mesurer l’incidence sur le dérèglement des saisons, sans parler des problèmes d’insalubrité publique provoqués par la pollution, lesquels rendent certaines régions de Chine quasi invivables.

Alors que faire ? Renoncer à la croissance économique pour préserver un environnement salubre ou relancer la croissance au prix de désastres écologiques inévitables ? En fait, il semblerait bien que les opinions publiques, et les responsables politiques qui leur ont emboîté le pas, ont déjà fait leur choix. Plutôt survivre avec des tornades, et des inondations, et la sécheresse, que vivre dans un chômage permanent. La contradiction est résolue si bien que l’écologie n’est plus à la mode (5).

La crise existentielle de l’Europe

Un humoriste américain disait tantôt que l’Europe rassemble des pays qui ne sont plus tout à fait sûrs de vouloir se marier entre eux mais qui décident néanmoins d’ouvrir un compte bancaire commun, et d’ajouter que la sage Allemagne se désole de voir son amant méditerranéen vider allégrement ledit compte alors que ce dernier déclare hautement être prêt à tous les sacrifices mais à condition que cela ne lui coûte rien. C’est à peine exagéré.

C’est l’occasion, il ne faut pas la rater, de tordre le cou à ce nouveau « buzz word », ce nouveau cliché de la croissance à tout prix qu’il suffit de réclamer pour qu’elle vous tombe dessus comme une manne céleste. Mais de quelle croissance s’agit-il et quel prix faut-il y mettre ?

C’est là que le bât blesse. Car l’Allemagne se déclare prête à porter encore davantage l’énorme poids de l’endettement des pays du Sud (Grèce, Espagne, et Italie probablement, mais la France aussi, ne l’oublions pas), mais à condition de mettre en place un contrôle rigoureux de la dépense publique dans la zone euro (6). Sans cela le mécanisme pervers qui a créé l’endettement massif des pays du Sud serait automatiquement relancé. Mais lesdits pays endettés se refusent catégoriquement (jusqu’à aujourd’hui, tout au moins) à aliéner leur souveraineté budgétaire. Et cela se comprend bien. Car si, à l’instigation de l’Allemagne, Bruxelles ou tout organisme ad hoc européen fermait autoritairement le robinet budgétaire, comment les partis politiques grec, italien ou même français pourraient-ils revenir paisiblement à leurs chers déficits publics qui alimentent leurs clientèles électorales respectives ?

C’est à un véritable suicide politique qu’ils sont aimablement conviés. C’est également le sort promis à notre nouveau président de la République fraîchement élu. On comprend qu’il renâcle. L’Europe réclamée dans le passé avec tant d’énergie par les socialistes, c’était bien joli tant qu’il s’agissait d’une lointaine vision parée de tous les charmes oniriques aux heureux temps de la prospérité. Mais aujourd’hui, c’est tout autre chose. Il s’agit de compromettre à coup sûr toutes les futures consultations électorales pour cause de rigueur budgétaire. Perspective intolérable. Comment s’en sortir ? Comment retrouver la formule magique du déficit sans pleurs ? La solution est simple pourtant, à portée de la main, concoctée par les cerveaux fertiles de l’entourage présidentiel.

Il s’agit de permettre à la Banque centrale européenne, la BCE, de financer généreusement les budgets des pays délinquants par la création monétaire (la fameuse planche à billets), puisqu’ils ne peuvent plus, ou difficilement, se refinancer sur les marchés financiers (sauf à des taux prohibitifs : plus de 7%). Mais ses statuts le lui interdisent formellement. Qu’à cela ne tienne ! On va créer un nouvel organisme bancaire européen, un de plus, ou doter le Fonds européen de stabilisation financière (FESF) d’un statut bancaire qui lui permettra d’emprunter massivement à la BCE puis de prêter, par le biais des fameux eurobonds, aux pays endettés jusqu’au cou (7). C’est évidemment la fuite en avant dans l’inflation monétaire. La France, et d‘autres encore, y tiennent car c’est une solution de facilité qui ne coûte rien, politiquement, à court terme. L’Allemagne d’Angela Merkel ne veut pas en entendre parler. Pourquoi ?

A cet égard la presse française et la presse américaine font un mauvais procès à la chancelière allemande. Car elle a d’excellentes raisons de s’opposer fermement à la mise en place de ce mécanisme infernal. Les Allemands n’oublient pas que c’est l’inflation galopante de la République de Weimar qui a amené Hitler aux portes du pouvoir. Mais, en dehors de ces considérations historiques propres à l’Allemagne, il faut bien voir qu’il y a deux sortes de croissance : la fausse et la vraie.

La fausse est celle qui consiste à inonder les marchés de liquidités (par le biais du déficit budgétaire et de l’endettement) et de relancer la croissance par l’inflation. Les prix montent, le public est satisfait, pour un temps. Mais, rongé sournoisement par l’inflation, le niveau de vie ne tarde pas à stagner ou décliner car la production de biens et de services n’augmente pas, ou peu. C’est l’illusion monétaire de la croissance, celle que François Hollande veut à toute force mettre en place, car elle lui permettrait de sortir de l’impasse dans laquelle il est engagé et qu’il n’a rien d’autre à offrir, sauf d’insupportables sacrifices financiers.

La vraie croissance, la croissance réelle, est celle qui permet d’obtenir une amélioration de la production nationale, le PNB, grâce à de profondes réformes structurelles destinées à rétablir la productivité et la compétitivité. Ce processus vertueux a deux gros défauts aux yeux des pays délinquants : il est lent (plusieurs années) et il est douloureux (comme toute réforme digne de ce nom). Or nos socialistes veulent de l’immédiat et sans douleur : d’où les eurobonds salvateurs. Le conflit avec l’Allemagne est inévitable. Ira-t-on jusqu’à compromettre l’amitié franco-allemande sur l’autel de la vraie/fausse croissance ?

En fait, l’histoire nous apprend que l’inflation exerce immanquablement des effets ravageurs sur la croissance réelle au prix de graves perturbations sociales. Est-cela que le nouveau président veut offrir aux Français au lendemain de son élection ?

Yves-Marie Laulan
Lettre de l’IGP n° 34
5/06/2012

Voir : La croissance est-elle bien le bon remède pour éradiquer la crise ? (2/2)

Notes :

1.La géhenne version chinoise qui engloutit sans rémission les cadres politiques chinois convaincus de forfaiture.
2. Bien sûr, les Américains prêchent pour leur paroisse.
3. L’inoubliable auteur de
Quand la Chine s’éveillera.
4. Ah ! Qu’il est loin le temps de l’ouvrage de la délicate Viviane Forester L’Horreur économique, Prix Médicis 1996, vendu à 200.000 exemplaires, un succès de libraire fabuleux, qui faisait pâmer d’aise les journalistes du Monde et les « bobos » du VIIe arrondissement de Paris à l’emploi garanti. En France, les marchands de rêve font toujours recette.
5. Sauf en France naturellement, et encore. Mais qui se souvient de Al Gorre ?
6. Hans-Werner Sinn, directeur du Centre des études économiques à l’Université de Munich, calcule ainsi que, si Grèce, Italie, Irlande, Portugal, Espagne devaient faire faillite, mais avec survie de l’euro, l’Allemagne perdrait 899 milliards. Mais si l’euro venait à disparaître l’Allemagne subirait une perte de 1.350 milliards, plus de 40% de son PNB. Il y a de quoi réfléchir.
7. Les eurobonds sont ni plus ni moins des obligations classiques qui seraient garanties par l’ensemble des pays de la zone euro, c’est-à-dire essentiellement par l’Allemagne. On comprend qu’elle rechigne.

Correspondance Polémia – 20/06/2012

Image : récession

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