En renonçant aux humanités classiques, la France renonce à son influence/ Les classes prépa littéraires : un bouc émissaire commode

samedi 11 février 2012

Dans le marasme que connaît l’éducation nationale depuis des décennies, victime d’idéologues de tout poil et de ministres inconséquents, on pourrait être surpris de trouver encore, dans le corps professoral et chez certains de nos intellectuels, des latinistes et des hellénistes défenseurs des langues mortes, pour reprendre l’expression du temps où elles étaient enseignées couramment.
Le Monde vient de consacrer deux articles, l’un signé par un collectif d’écrivains et de philosophes, l’autre par un collectif de professeurs en lettres supérieures au Lycée Victor Hugo de Paris.
Les premiers réagissent, entre autres, contre « certaines sentences sans appel », telles que la « suppression de la culture générale à l’entrée de Sciences Po » ou l’instauration « d’un concours de recrutement de professeurs de lettres classiques sans latin ni grec ».
Les seconds défendent, à juste titre, leur enseignement pluridisciplinaire, où l’on apprend « à rédiger, à découvrir une culture générale commune, à exercer un regard critique et distancié », tout ce que ne donne pas une formation professionnelle prématurée. Il suffit de voir l’indigence culturelle d’une bonne partie de nos jeunes générations. Formulons le vœu que ces classes préparatoires soient maintenues.
Polémia soumet ces deux professions de foi à l’appréciation de ses lecteurs.


A

En renonçant aux humanités classiques, la France renonce à son influence

Est-ce que la France serait devenue suicidaire ? En quelques mois, plusieurs sentences sans appel sont tombées, sans qu'on sache vraiment qui est à la manoeuvre : suppression de la culture générale à l'entrée de Sciences Po ; invention, digne des Monty Python, d'un concours de recrutement de professeurs de lettres classiques sans latin ni grec ; disparition de l'enseignement de l'histoire-géographie pour les terminales scientifiques...

Autant de tirs violents, sans semonce, contre la culture et contre la place qu'elle doit occuper dans les cerveaux de nos enfants et des adultes qu'ils seront un jour. Une place qu'on lui conteste aujourd'hui au nom du pragmatisme qu'impose la mondialisation. Mais quel pragmatisme, au moment où, partout dans le monde, de la Chine aux Etats-Unis, l'accent est mis sur la culture et la diversité de l'éducation, le fameux soft power ?

En bannissant des écoles, petites ou grandes, les noms mêmes de Voltaire et de Stendhal, d'Aristote et de Cicéron, en cessant de transmettre le souvenir de civilisations qui ont inventé les mots « politique », « économie », mais aussi cette magnifique idée qu'est la citoyenneté, bref, en coupant nos enfants des meilleures sources du passé, ces « visionnaires » ne seraient-ils pas en train de compromettre notre avenir ?

Le 31 janvier s'est tenu à Paris, sous l'égide du ministère de l'éducation nationale, un colloque intriguant : « Langues anciennes, mondes modernes. Refonder l'enseignement du latin et du grec ». C'est que l'engouement pour le latin et le grec est, malgré les apparences, toujours vivace, avec près de 500 000 élèves pratiquant une langue ancienne au collège ou au lycée. Le ministère de l'éducation nationale a d'ailleurs annoncé à cette occasion la création d'un prix Jacqueline de Romilly, récompensant un enseignant particulièrement novateur et méritant dans la transmission de la culture antique. Quelle intention louable !

Mais quel paradoxe sur pattes, quand on considère l'entreprise de destruction systématique mise en oeuvre depuis plusieurs années par une classe politique à courte vue, de droite comme de gauche, contre des enseignements sacrifiés sur l'autel d'une modernité mal comprise. Le bûcher fume déjà. Les arguments sont connus. L'offensive contre les langues anciennes est symptomatique, et cette agressivité d'Etat rejoint les attaques de plus en plus fréquentes contre la culture dans son ensemble, considérée désormais comme trop discriminante par des bureaucrates virtuoses dans l'art de la démagogie et maquillés en partisans de l'égalité, alors qu'ils en sont les fossoyeurs.

Grâce à cette culture qu'on appelait « humanités », la France a fourni au monde certaines des plus brillantes têtes pensantes du XXe siècle. Jacqueline de Romilly, Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, Lucien Jerphagnon, Paul Veyne sont pratiqués, cités, enseignés dans toutes les universités du globe.

A l'heure du classement de Shanghaï et dans sa tentative appréciable de donner à la France une place de choix dans la compétition planétaire du savoir et de la recherche, la classe politique semble aveuglée par le primat accordé à des disciplines aux retombées économiques plus ou moins aléatoires.

Le président de la République, pour qui les universités américaines constituent un modèle avoué, devrait méditer cette réalité implacable, visible pour qui fréquente les colloques internationaux ou séjourne durablement aux Etats-Unis. Que ce soient les prestigieuses universités de l'Ivy League (Harvard, Yale, Princeton...) ou celles plus modestes ou méconnues d'Iowa ou du Kansas, toutes possèdent leur département de langues anciennes.

Comment l'expliquer ? Par cette simple raison qu'une nation puissante et ambitieuse ne s'interdit rien et surtout ne fait aucune discrimination entre les disciplines, qu'elles soient littéraires ou scientifiques. Ce fameux soft power, ou « puissance douce », consiste à user d'une influence parfois invisible, mais très efficace, sur l'idéologie, les modes de pensée et la politique culturelle internationale. Les Etats-Unis, en perte de vitesse sur le plan économique, en ont fait une arme redoutable, exploitant au mieux l'abandon par l'Europe de cet attachement à la culture.

Pour Cicéron, « si tu ne sais pas d'où tu viens, tu seras toujours un enfant. » C'est-à-dire un être sans pouvoir, sans discernement, sans capacité à agir dans le monde ou à comprendre son fonctionnement.

Voilà la pleine utilité des humanités, de l'histoire, de la littérature, de la culture générale, utilité à laquelle nous sommes attachés et que nous défendons, en femmes et hommes véritablement pragmatiques, soucieux du partage démocratique d'un savoir commun.

Romain Brethes, Barbara Cassin, Charles Dantzig, Régis Debray, Florence Dupont, Adrien Goetz, Marc Fumaroli, Michel Onfray, Christophe Ono-dit-Biot, Jean d'Ormesson, Erik Orsenna, Daniel Rondeau, Jean-Marie Rouart, Philippe Sollers et Emmanuel Todd sont écrivains et philosophes

Le Monde
Point de vue
9/02/2012

Voir :

Descoings à Sciences Po : « Quand j'entends le mot Culture... »

Correspondance Polémia – 11/02/2012

Image : Académicienne et première femme professeur au Collège de France, Jacqueline de Romilly, incarnait l'enseignement des études grecques classiques en France ainsi qu'une conception exigeante et humaniste de la culture.


B

Les classes prépa littéraires : un bouc émissaire commode

L'éducation sera un enjeu majeur de la campagne électorale de 2012. Dans le système français actuel, la singularité des classes préparatoires aux grandes écoles, souvent mises en cause, mérite d'être observée de plus près. Nous proposons de le faire ici à la lumière de notre expérience d'enseignants dans une classe préparatoire littéraire.

Dans notre classe de première année, nous recevons chaque année plusieurs centaines de dossiers de candidature d'élèves de terminale, que nous nous efforçons de sélectionner le plus justement possible. Leur diversité est grande, socialement, intellectuellement, culturellement ; et nous nous réjouissons chaque année de voir s'exprimer des sensibilités singulières, de recevoir des étudiants d'origine populaire, comme d'autres venant, au contraire, de milieux a priori plus porteurs (33 % de boursiers actuellement dans notre classe).

Que tentons-nous de leur offrir ? Une culture générale, d'abord : notre enseignement est pluridisciplinaire, et nous ne prétendons pas former, d'ores et déjà, des spécialistes de telle ou telle matière, ni donner une formation professionnelle particulière que ces étudiants, ayant choisi des études supérieures longues et d'abord généralistes, acquerront ultérieurement ; mais dans chacun de ces enseignements, nous nous efforçons de transmettre des éléments fondamentaux.

L'apprentissage d'un travail exigeant, ensuite : nous corrigeons de nombreux travaux, dissertations, traductions, exposés... Cette capacité, ils pourront l'utiliser dans leur activité, quelle qu'elle soit, et elle les distingue d'autres étudiants et d'autres demandeurs d'emploi. Nous ne sommes pas des « profs formant des profs », dans un système autoreproducteur. Certains deviennent des enseignants ou des chercheurs, et c'est réjouissant : ce sont, en général, d'excellents enseignants et chercheurs. Mais d'autres deviennent publicitaires, journalistes, agents des collectivités territoriales, traducteurs, administrateurs d'organismes publics, diplomates, artistes... Et nous sommes fiers d'avoir contribué à leur parcours personnel.

On nous reproche un élitisme, intellectuel et social. C'est tout le contraire. Intellectuellement, nous ne prétendons à rien de plus qu'à offrir à nos étudiants les possibilités d'un regard critique, au niveau qui est le leur. Socialement, il serait temps d'en finir avec le préjugé de classes préparatoires réservées aux enfants de diplomates et de ministres. L'inégalité sociale n'est pas de notre fait. Il n'est que trop facile, justement, aux technocrates issus de l'élite sociale de critiquer les classes préparatoires parce qu'elles délivrent un savoir et une méthode qu'ils ont eu, eux, les moyens d'acquérir grâce à leur milieu. Apprendre à rédiger, découvrir une culture générale commune, exercer un regard critique et distancié ? C'est facile, certes, pour les jeunes gens dont le milieu est le plus favorisé ; mais pour les autres ? C'est pour ces derniers que nous travaillons. Les premiers, si les classes préparatoires venaient à disparaître, n'auraient pas de mal à aller s'inscrire à Princeton ou à Cambridge pour suivre une formation exigeante ; mais où iraient les jeunes gens les moins favorisés que nous accueillons tous les ans ?

On nous reproche, enfin, de coûter cher. C'est même là l'argument le plus fort, car il est vrai que la situation économique et financière de notre pays n'est pas glorieuse et l'argent public ne doit donc pas être gaspillé. Encore ne faut-il pas s'enfermer dans des calculs fallacieux : combien coûterait à la France la perte d'étudiants ayant bénéficié d'une telle formation, les uns rejoignant des formations d'excellence à l'étranger, les autres n'accédant pas au même niveau de savoir et de capacités ?

Une autre idée discutable consiste à affirmer que, si les classes préparatoires étaient intégrées aux universités, l'argent public serait plus équitablement réparti et que tous bénéficieraient de la même tendance vers le meilleur. Quand certains jeunes gens se trouvent plus à l'aise avec un apprentissage déjà plus spécialisé ou même professionnalisé, d'autres recherchent plutôt un recul critique et une formation générale. Est-ce vraiment un mal de reconnaître la légitimité et la nécessité de l'une et l'autre formation ?

Pour toutes ces raisons, il nous semble indispensable que cesse une sorte de désinformation sur les classes préparatoires ; que les programmes politiques des différents candidats s'engagent à préserver un système si nécessaire à notre pays ; qu'il soit mis un terme à la politique, dissimulée mais délétère, consistant à retirer à ces classes les moyens dont elles ont besoin pour travailler convenablement et offrir à une certaine proportion, non négligeable, d'étudiants, les moyens de leur réussite, juste et utile.

Édith Bomati, Sylvie Bourgougnon, Sylvie Howlett, André Loez, Bruno Marchebout, Frédéric Nau, Edgar Petitier, Marie-Christine Schmitt, Isabel Weiss, professeurs en Lettres supérieures au Lycée Victor-Hugo (Paris).

Le Monde
Point de vue
9/02/2012

Correspondance Polémia – 11/02/2012

Image : Académicienne et première femme professeur au Collège de France, Jacqueline de Romilly incarnait l'enseignement des études grecques classiques en France ainsi qu'une conception exigeante et humaniste de la culture.

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