« Le lobby breton » de Clarisse Lucas

vendredi 10 février 2012

Vous avez dit lobby « breton » ? Quand on prononce le mot de « lobby » (groupe de pression en bon français), on imagine fort bien un certain nombre de déclinaisons – tant la société française se délite sous nos yeux en diverses communautés revendicatrices et par ailleurs largement antagonistes – mais pas celle-là. Et pourtant…

Dans cet ouvrage abondamment documenté, Clarisse Lucas nous entraîne dans les arcanes de tout ce qui, au sein même de la péninsule armoricaine, mais aussi dans le reste de la France et du monde, entend favoriser les intérêts bretons.

Naturellement, intérêts économiques en tout premier lieu – et il faut souligner l’exceptionnelle palette de chefs d’entreprise du cru – mais, et c’est tout à l’honneur de ce protéiforme « lobby breton », toujours avec le souci de la culture comme expression essentielle de l’âme d’un peuple, et de l’écologie au sens droitier de préservation de l’essence d’une Terre.

L’éternel serpent de mer de la réunification de la Bretagne historique occupe naturellement une place toute particulière dans cet ouvrage…


A tout seigneur tout honneur…

Il ne sera pas indifférent au lecteur d’apprendre que la Bretagne est une vieille terre maçonne. Selon l’auteur, les trois grandes obédiences – le Grand Orient (GO), anticléricale et de gauche ; la Grande Loge de France (GLF), officiellement apolitique ; la Grande Loge nationale française (GLNF), jugée plus à droite – jouent un rôle éminent dans la mouvance identitaire bretonne. Sait-on par exemple que le fameux Gwenn ha Du (le drapeau Blanc et Noir devenu l’emblème des Bretons), a été imaginé et dessiné en 1923 sur le modèle du drapeau américain, par un franc-maçon originaire de Vitré ?…

Selon Clarisse Lucas, c’est en Bretagne, et non à Paris comme le veut la vulgate jacobine, qu’est née la franc-maçonnerie française. Rejeton des maçonneries anglaise et écossaise, la maçonnerie s’implante dès le début du XVIIIe siècle dans l’ensemble de la péninsule armoricaine. Brest, Lorient, Morlaix, Quimper, Saint-Brieuc, sont depuis l’origine des places fortes maçonniques. Dix pour cent des membres de l’actuel conseil municipal de Brest seraient francs-maçons. Clarisse Lucas avoue avoir rencontré ici quelques difficultés dans son enquête, du fait que « les politiques initiés dans la franc-maçonnerie évitent de reconnaître leur appartenance ». A propos de l’actuel président du Conseil régional de Bretagne, Jean-Yves Le Drian, Clarisse Lucas écrit ainsi de manière elliptique qu’il est « lui-même fin connaisseur des arcanes du Grand Orient »… En ce qui concerne la GLNF, l’auteur remarque qu’elle « a toujours reçu en son sein bon nombre d’hommes des services secrets ». Et de poser benoîtement la question : « Est-ce compatible avec une exigence de transparence démocratique ? »…

« Le lobby breton a 20 ans »

« C’est un ensemble diffus, protéiforme, composé aussi bien de capitaines d’industrie qui veulent s’inscrire dans une réussite économique que d’hommes et de femmes d’influence qui estiment qu’une identité forte peut en retour dynamiser un élan collectif à visée économique, porteur de retombées politiques économiques et culturelles insoupçonnées », écrit Clarisse Lucas dans son introduction. Une définition qui fait clairement apparaître l’économie (trois occurrences de l’adjectif « économique(s) » dans la même phrase…) comme l’alpha et l’oméga de ce « lobby »

Le CÉLIB, né dans les années 1950 sous l’impulsion de René Pleven, est « le type même du lobby », selon l’historien Jean-Jacques Monnier : un « lobby » extrêmement bénéfique pour les Bretons qui lui doivent de grosses implantations industrielles (Michelin à Vannes, Citroën à Rennes), la réorganisation des marchés agricoles, le plan routier, l’ajustement des tarifs du rail, la création de Brittany Ferries et de Brit Air, etc.

L’Institut de Locarn, inauguré officiellement en 1994, est un club de réflexion et de stratégie breto-centré. Le principe de son action est exprimé par André Glon, Pdg du groupe agro-alimentaire Glon-Sanders, son actuel directeur : « La France va tomber, mais ce serait sympa que la Bretagne tombe moins bas »… Les gros chantiers de l’Institut sont : la réduction du déficit énergétique de la Bretagne (mais avec le choix mafieux de l’éolien « offshore », un « lobby » dans le « lobby »…), le TGV jusqu’à Rennes ou encore le très haut débit sur l’ensemble de la région.

Par opposition au Locarn, le Club des Trente, fondé en 1989, est un club d’entrepreneurs. On y croise naturellement les mêmes grands patrons (nous y reviendrons). L’une de ses actions les plus visibles est le « Passeport Armorique pour entreprendre », dédié à la création d’entreprises. Comment donner aux étudiants la fibre entrepreneuriale et les moyens d’entreprendre ? Mais certains reprochent au Club sa frilosité, voire son fonctionnement en franc-maçonnerie. Nous y revoilà…

Bretagne Prospective, créée en 2000, émanation du défunt CÉLIB, se veut « un carrefour interdisciplinaire entre acteurs du monde politique, économique, de la société civile et de la recherche universitaire afin de croiser connaissances, compétences et savoir-faire ». Parmi les thématiques retenues en 2010 : les énergies renouvelables et l’aménagement du territoire au niveau de la région avec une proposition audacieuse : création d’une carte administrative de la France où la Bretagne historique serait enfin réunie, la Normande elle-même retrouvant son unité, la Vendée-Poitou-Charentes s’étoffant, les Pays de Loire et la région Centre disparaissant au profit d’une nouvelle entité dénommée « Val de Loire ». Ce remodelage n’a rien d’anodin économiquement, puisqu’il ferait passer la Bretagne du septième PIB régional au quatrième…

A ces structures, toutes sises en Bretagne même, il faut ajouter de nombreuses autres, « hors sol », dont l’association « Les dîners celtiques », qui se réunit au restaurant Fauchon (au premier étage de la célèbre épicerie fine du même nom, Place de la Madeleine) et qui, par sa structure et son mode de fonctionnement, est une espèce de « Siècle » breton… Le prix du repas – 60 euros – permet « d’écarter des convives insuffisamment motivés », comme l’écrit joliment Clarisse Lucas…

Success Story des patrons bretons

Sur la quinzaine de chefs d’entreprise cités par Clarisse Lucas émergent les figures de François Pinault (première fortune bretonne et septième française), Vincent Bolloré (onzième fortune française), Bris Rocher (produits cosmétiques Yves Rocher, vingt-septième rang), la famille Leclerc (grande distribution), les frères Guillemot (jeux vidéos), Jean-Guy Le Floc’h (vêtements). Si les juteuses et suspectes « aventures africaines » de Vincent Bolloré sont honnêtement décrites par Clarisse Lucas (qui rappelle également combien la compagnie du milliardaire fut appréciée du président de la République fraîchement élu…), François Pinault, en revanche, passe sous la plume de l’auteur pour un humaniste épris d’art. C’est oublier l’épisode particulièrement affligeant de l’exposition Koons à Versailles, commanditée par un certain Jean-Jacques Aillagon, ex-factotum du milliardaire au Palazzo Grassi de Venise. Ce renvoi d’ascenseur a donné une belle plus-value à la collection privée de notre Breton. Dans ce lobby-là, il n’y a manifestement pas, non plus, de petit bénéfice…

« Quel pays plus étonnant que la Bretagne ? », demande Clarisse Lucas dans sa conclusion. Riche d’associations, première pour le bénévolat, l’éducation et « l’économie sociale et solidaire », la Bretagne sait manifestement, si l’on en croit l’auteur, se tenir à l’écart de tout extrémisme politique. Ainsi, les deux principales formations politiques spécifiquement bretonnes sont l’Union démocratique bretonne, alliée à Europe-Ecologie-les-Verts, et le Parti breton, d’essence « centriste ». « En Bretagne, revendiquer son identité n’est pas exclure, contrairement à ce que craignent certains », prévient Clarisse Lucas. « La Bretagne est une des régions de France où le Front national du Breton Jean-Marie Le Pen, et aujourd’hui de sa fille Marine, réalise ses plus mauvais scores », se réjouit-elle. On pourra lui faire remarquer que la Bretagne, de par la puissance de son expression identitaire, est une terre encore relativement épargnée par l’immigration de masse, et que ceci explique sans doute cela. Une xénophobie rampante constituerait-elle un bon antidote contre le lepénisme ? La question n’est évidemment pas abordée dans le livre…

Denis Brothu
7/02/2012

Clarisse Lucas, Le Lobby breton, Nouveau Monde éditions, Les enquêteurs associés, 2011, 343 pages.

Tour à tour journaliste en Afrique, dans le monde arabe et dans sa Bretagne natale, Clarisse Lucas est actuellement correspondante de l’Agence-France-Presse à Rennes.
Correspondance Polémia – 10/02/2012
Image : 1re de couverture

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