La mondialisation heureuse dans le texte : où l'on voit que l'oligarchie ne sait plus quoi dire de crédible

dimanche 1 janvier 2012

Dans un entretien paru dans le quotidien Le Monde du 26 décembre 2011, M. Hervé Novelli, présenté comme « député UMP libéral convaincu » (sic) s’insurge contre la formule « protectionnisme moderne » employée par Laurent Wauquiez, ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche. Les arguments qu’il emploie pour ce faire méritent qu’on s’y arrête un instant.

C’est vrai parce que c’est moderne ?

D’abord un argument sans doute définitif à ses yeux : « Le protectionnisme n’est pas moderne »!

Donc si l’on suit bien M. Novelli, la question n’est pas de savoir si le protectionnisme est efficient ou non dans la situation économique actuelle, mais de savoir s’il est « moderne » ou pas. Par construction sans doute, ce qui est moderne serait « vrai » et ce qui est ancien serait faux.

Mais notre « libéral convaincu » ne nous dit malheureusement pas quand commence pour lui la bonne modernité. Au fait, M. Novelli trouve-t-il que l’idéologie des droits de l’homme, forgée au XVIIIe siècle, est « moderne » ? ou que les théories libre-échangistes conçues à la même période le sont également ? Mystère de la pensée politicienne…

Pour préciser son étrange raisonnement sans doute, il affirme aussitôt que le protectionnisme a abouti avant-guerre « à la fermeture des frontières et ensuite aux événements qui sont survenus pendant la seconde guerre mondiale ». M. Novelli n’en dit pas plus, se contentant d’obscures allusions. Le journaliste qui lui donne gentiment la réplique fait alors mine d’insister : Donc le protectionnisme mène au fascisme ? Fascisme : le mot qui tue est lâché. Et M. Novelli de répondre : Non mais… il y a dans le protectionnisme une dimension « qui en fait un facteur d’incompréhension et de querelle entre les peuples ». Diable !

Essayons de décrypter ce salmigondis.

Le protectionnisme et la récession des années 1930

M. Novelli tente de nous faire croire que les politiques protectionnistes ont conduit à la crise économique des années 1930. Il se borne ainsi à répéter le discours habituel de l’oligarchie qui espère justifier le libre-échangisme mondial dément qu’elle met en œuvre en mettant en scène un protectionnisme érigé en Grand Satan.

Cette affirmation passe totalement sous silence, en effet, que les politiques protectionnistes ont été mises en place dans les années 1930 justement pour tenter de limiter les effets de la crise économique, de la fuite devant la monnaie et de la chute du commerce international qui l’ont accompagnée.

Or, cette crise est née aux Etats-Unis à la suite de la très forte expansion du crédit à la consommation dans les années 1920, en particulier liée à l’industrie automobile. Elle a aussi été alimentée par l’explosion de l’endettement public consécutif à la Grande Guerre et à la question des réparations allemandes. La dépression fut ainsi largement « l’effet de dettes excessives en particulier de la liquidation brutale de dettes internationales de grande ampleur », notamment en Allemagne (cf. Pierre-Cyrille Hautecoeur, professeur à l’Ecole d’économie de Paris, in « Enjeux », Les Echos de mars 2011).

Le protectionnisme n’est donc pas à l’origine de la crise économique mondiale des années 1930 qui, comme aujourd’hui, était de nature financière et bancaire. Seulement l’une de ses conséquences.

Le protectionnisme serait fasciste ?

Quant à assimiler le protectionnisme au fascisme ou à la guerre, ce n’est pas sérieux.

M. Novelli semble ignorer que les fascismes ne se déclaraient pas protectionnistes mais autarciques, ce qui n’est pas la même chose : ils cherchaient à limiter leurs importations pour économiser leurs devises – devenues rares du fait de la crise financière – et pour cela assuraient la promotion de produits locaux de substitution (les fameux « ersatz » en Allemagne ou, plus tard, les « produit national » en France durant l’Occupation). Mais ils essayaient en même temps de promouvoir leurs exportations pour la raison symétrique et pour se procurer les matières premières qui leur manquaient, dans une logique de troc puisque le commerce mondial avait chuté durant la crise.

M. Novelli oublie aussi que l’Europe occupée fut soumise à un blocus économique et commercial de la part des puissances alliées. Or le blocus c’est le protectionnisme imposé à ceux qui n’en veulent pas.

Il faut une belle dose de mauvaise foi pour faire croire que les Européens sont devenus volontairement autarciques, durant la guerre, alors qu’ils n’avaient pas d’autre choix !

En vérité, la diabolisation du protectionnisme vise à renverser l’accusation habituellement portée à l’encontre du libre-échangisme et du capitalisme en général. En effet, sous l’influence des théoriciens socialistes on affirmait au contraire que c’était la concurrence entre les acteurs économiques soutenus par les Etats pour l’ouverture de nouveaux marchés qui conduisait le plus sûrement à la guerre, « comme la nuée porte l’orage », selon une formule célèbre. D’ailleurs, dans l’histoire ce sont les nations commerçantes – dont les pays anglo-saxons sont l’incarnation contemporaine – qui ont été les plus guerrières.

Par un stratagème que connaissent les habitués des prétoires, la diabolisation du protectionnisme sert à transformer les victimes, c'est-à-dire ceux qui cherchent à se protéger des ravages produits par la dérégulation libre-échangiste, en coupables et vice-versa.

Les Chinois d’abord

Mais continuons de suivre l’intéressante pensée de M. Novelli quand on lui demande ensuite si la mondialisation peut être heureuse.

Il répond oui car « les pays émergents ont vu incontestablement leurs revenus moyens augmenter » et « l’indice de développement humain chinois a progressé de 80% ». Ah le brave homme ! Il voit loin : il s’intéresse au bonheur de l’humanité tout entière et notamment aux pauvres Chinois. 

Mais il ne semble pas avoir bien compris que la question qu’on lui posait visait la situation des Européens et des Français, pas celle des Chinois.

Mais qu’importe : la mondialisation est forcément heureuse puisque « les pays peuvent faire jouer leurs avantages comparatifs pour pouvoir élever le niveau de vie de leur population ».

Voilà donc la théorie, bien sûr « moderne » (puisqu’elle remonte notamment à Adam Smith mort en… 1790), des fameux « avantages comparatifs », appelée en renfort. On appréciera, au demeurant, la généralité de la formulation qu’adopte notre libéral convaincu : les « pays » (lesquels ?), la « population » (laquelle ?). Or dans cette indétermination réside bien tout le problème).

Le libre-échangisme imprudent

A. Smith écrivait, dans son ouvrage La Richesse des nations, qu’il est prudent « de ne jamais essayer de faire chez soi la chose qui coûtera moins à acheter qu’à faire ».

Donc, si on le suit bien : comme les Chinois, qui préoccupent tant M. Novelli, peuvent tout produire moins cher que nous, il n’y a qu’à tout leur acheter.

Cessons donc nos productions nationales si coûteuses. Arrêtons de produire des avions français et achetons les « jets » que les Américains savent si bien faire. Et que les Français deviennent des cuisiniers et les Françaises des soubrettes, ce qui correspondra à leur avantage comparatif naturel. Ce n’est pas une plaisanterie : car c’est bien ce que préconise aujourd’hui l’oligarchie qui nous vante les « services à la personne » quand, en France, près de 900 usines ont été fermées en trois ans (Les Echos du 28 décembre 2011).

Mais est-ce bien « prudent », comme disait A. Smith ?

La faiblesse majeure de cette théorie tient en effet à ce qu’elle pose les avantages comparatifs comme durables sinon invariants : elle reflète l’esprit et la société du XVIIIe siècle à dominante rurale et préindustrielle. Comme dans la célèbre « fable des abeilles » de Mandeville (parue elle en… 1714 mais toujours une référence pour les idéologues libre-échangistes !) qui compare le rayonnement solaire à la lumière que produisent les marchands de bougies : évidemment Mandeville démontre que le soleil dispose là d’un « avantage comparatif » décisif et que la protection du commerce des bougies est donc ridicule.

Le monde réel est différent

Mais il n’en va pas de même, hélas, dans le monde réel de l’économie de marché contemporaine, en particulier parce que les coûts de production tiennent aussi aux taux de change et à la valeur fluctuante des monnaies. Sans parler des bouleversements politiques et sociaux imprévus.

Ce qui signifie que les avantages comparatifs ne correspondent que marginalement à une donnée de nature et sont donc, au contraire, variables, sinon arbitraires.

D’ailleurs, l’exemple chinois est intéressant car pourquoi serait-il plus « profitable » de produire des téléviseurs aujourd’hui en Chine et non en Europe ? Cela tiendrait-il aux vertus particulières de l’héritage de Confucius ? ou plus simplement au fait que la main-d’œuvre y est moins coûteuse, plus disciplinée et que les préoccupations environnementales y sont moins prégnantes pour l’industrie ? Et en outre pourquoi ne délocalisait-on pas notre industrie en Chine au temps de Mao si « l’avantage » chinois était une donnée de nature ? Dommage qu’A. Smith ne puisse plus nous répondre.

La théorie des avantages comparatifs ignore superbement ce qui se passe quand les avantages comparatifs changent et qu’un pays doit reconstituer ses capacités de production perdues. Ce n’était certes pas trop grave quand il s’agissait de se mettre à cultiver de nouveau son champ comme au bon vieux temps d’A. Smith. Mais c’est nettement plus compliqué quand il s’agit de former des ingénieurs pour construire des ordinateurs, des avions, des fusées ou pour la génétique, car les pertes de compétence deviennent irrémédiables !

Sans parler du coût social de ces transitions. Les chômeurs européens, pour qui manifestement « l’élévation du niveau de vie » promise par M. Novelli tarde à venir, sont là pour nous le rappeler. Mais les Tartuffe libre-échangistes ne semblent pas voir ce « sein » là non plus.

Accessoirement on ne comprend pas bien comment conserver la capacité d’acheter quand on perd les revenus de ce qu’on ne produit plus. Le président A. Lincoln se posait déjà la question dans une formule célèbre.

Prêchi-prêcha

Le journal demande quand même à notre libéral si la mondialisation ne jouerait pas contre les pays européens ?

M. Novelli n’a manifestement pas envie de répondre directement, alors il se surpasse dans le prêchi-prêcha : « Ce qui est important, dit-il, c’est que la liberté des échanges puisse se faire sans naïveté. » Diable ! Est-ce à dire que les Européens auraient été « naïfs » ?

M. Novelli nous laisse dans l’expectative, d’autant qu’il ajoute : « Ne pas être naïf ce n’est pas non plus empêcher un certain nombre de pays de faire jouer leurs avantages comparatifs ». Ah bon, revoilà les avantages comparatifs ! Car « on ne peut pas, sous couvert de réciprocité, imposer les normes des pays développés aux pays tiers ».

Mais que faire alors ?

M. Novelli répond : « Il faut oublier la réindustrialisation à la grand-papa. Nous devons avoir une politique industrielle moderne. Elle doit s’appuyer sur les produits innovants… »

Après les services à la personne voici donc l’autre versant du discours des oligarques destiné à nous faire prendre des vessies pour des lanternes : l’innovation et la recherche, qui vont sauver nos emplois détruits et délocalisés.

Cela nous sera, bien sûr, d’autant plus facile que… notre pays a laissé se détériorer son système d’enseignement et de formation professionnelle ! En outre, M. Novelli omet de nous révéler que l’Europe perd également son avance en matière de technologies innovantes et que la Chine et l’Inde sont aussi, par exemple, des puissances spatiales, nucléaires ou militaires et que ces pays investissent dans tous les secteurs innovants. Un détail sans doute.

Apothéose ou apocalypse ?

Et pour finir l’apothéose.

Au journaliste qui lui fait remarquer que N. Sarkozy a quand même repris le slogan « Produisons français », notre libéral convaincu répond qu’il ne faut pas « confondre protecteur et protectionniste. Etre protecteur c’est être compétitif, ce n’est pas rester dans un passé révolu ». Et d’ajouter : « Produire français n’a de sens que si nos produits ne sont pas faits ailleurs », une formule que l’humoriste Pierre Dac aurait sans doute appréciée !

Mais cette phrase est surtout en totale contradiction avec la théorie des avantages comparatifs que M. Novelli vient d’invoquer plus haut et qui nous recommande justement d’acheter ce qui se produit ailleurs au moindre coût et non pas de « produire français ». M. Novelli, on le voit, est au rouet !

Cette logorrhée cache mal le désarroi croissant de l’oligarchie : celle-ci se trouve bien forcée, élections obligent, de se découvrir brusquement moins libre-échangiste, tout en se proclamant libérale car il ne faut décourager ni les soutiens patronaux ni les agences de notation…

Un grand écart politique difficile à assumer et qui annonce, après le désastre économique et social, l’apocalypse électorale.

Michel Geoffroy
30/12/2011

Voir Le Monde du 26/12/2011

Correspondance Polémia – 1/01/2012

Image : Hervé Novelli

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