Le face à face russo-chinois : le « vide » sibérien face « au trop plein » chinois

mardi 7 juin 2011

La Russie coopère avec la Chine dans le cadre de l’Organisation de Coopération de Shanghai qui vise à empêcher toute incursion de l’OTAN (ou des Etats-Unis seuls) en Asie centrale. Mais parallèlement Moscou est très préoccupée de la montée en puissance de la Chine avec qui elle partage 4300km de frontières communes .La Russie ne peut oublier que les seules invasions du territoire russe qui aient véritablement réussi venaient toujours de l’Est. Moscou est donc de facto très ouvert à toute coopération européenne qui lui permet d’accroître l’encadrement international de la puissance chinoise émergente et également de renforcer sa capacité à défendre les richesses et le potentiel économique de la Sibérie, enjeu du XXIe siècle entre la Grande Europe de Brest à Vladivostok et la Chine.

La Russie est en fait la sentinelle de l’Europe face à la Chine et à l’Asie centrale. L’Europe doit se considérer comme l’ « hinterland » de la Russie et voir dans la Sibérie le « Far-East » de la Grande Europe. L’Europe ne va pas de Washington à Bruxelles, mais de Brest à Vladivostok. En Sibérie, en Asie centrale, l’Européen, c’est le Russe ! Il est important de s’interroger sur ce que certains ont appelé le « péril jaune » pour le monde européen, suite au déséquilibre structurel démographique entre la Chine et la Russie et au « vide sibérien » face au « trop plein » chinois.

Le danger chinois démographique et économique à court terme en Extrême Orient et en Sibérie russe

En Russie, l’opinion publique est hostile à l’immigration. Contrairement aux affabulations de l’Occident, même si le « péril jaune »est très réel à terme, plus particulièrement en Sibérie et en Extrême Orient, il y a à ce jour en Russie, un maximum de 400.000 Chinois, selon Zhanna Zayonchkouskaya, Chef de laboratoire de migration des populations de l’Institut National de prévision économique de l’Académie des Sciences de Russie, et non pas plusieurs millions comme cela a pu être annoncé. Les Russes ont veillé au grain et ont pris des mesures très sévères pour éviter une possible invasion. La seule immigration qui a été favorisée est le rapatriement de Russes établis dans les anciennes républiques soviétiques (Kirghizstan, Kazakhstan, Pays baltes, Turkménistan). Des villes comme Vladivostok, Irkoutsk, Khabarovsk, Krasnoïarsk… et même Blagoveschensk, à la frontière chinoise, sont des villes européennes avec seulement quelques commerçants ou immigrés chinois en nombre très limité.

Il n’en reste pas moins vrai qu’un climat d’hostilité, voire de peur, s’est développé envers les Chinois chez les Russes d’Extrême-Orient qui a été largement utilisé dans le débat russe sur les orientations de politique étrangère (1). Le ministre russe de la défense Pavel Grachev avait pu déclarer : « « Les Chinois sont en train de conquérir pacifiquement les confins orientaux de la Russie ». Et selon un haut responsable russe des questions d’immigration : « Nous devons résister à l’expansionnisme chinois ». Le problème est d’autant plus grave, au-delà du taux de la natalité, que la région se vide et que de nombreux Russes repartent en Russie de l’Ouest. Ces dernières années, la région de Magadan a été délaissée par 57% de sa population, la péninsule du Kamtchaka par 20% et l’île Sakhaline par 18%. La densité moyenne en Extrême-Orient est de 1,2 habitant au kilomètre carré contre une moyenne nationale de 8,5. En résumé, selon les prévisions les plus pessimistes, l’Extrême-Orient russe peuplée de 6,46 millions de personnes au Ier janvier 2010 pourrait ne compter que 4,5 millions d’habitants en 2015, contre 7,58 millions au plus haut.

La structure des échanges commerciaux bilatéraux avec la Chine s’est renversée depuis la fin de la guerre froide. La Russie devient le « junior partner » de la Chine. Le Kremlin n’accepte pas que la Russie devienne un réservoir de matières premières pour la Chine et insiste constamment sur la nécessité de corriger la structure des exportations russes.

La Russie s’efforce aussi d’orienter les investissements chinois de façon à endiguer la désindustrialisation de l’Extrême-Orient russe. Plus globalement, le Kremlin est convaincu que fermer l’Extrême -Orient et la Sibérie à la Chine et à d’autres partenaires étrangers (Corée, Japon, pays d’Asie du Sud-Est) reviendrait à les condamner à terme, voire à les perdre en les rendant plus vulnérables aux appétits territoriaux d’autres pays de la région, la Chine en premier lieu. En revanche, mettre en concurrence plusieurs pays étrangers dans cette région permet d’espérer qu’aucun d’entre eux « ne parviendra à atteindre l’hégémonie » ; de plus, si les relations avec la Chine devaient se détériorer, la Russie aurait acquis la possibilité de défendre plus efficacement ses zones frontalières puisqu’elle les aura mieux développées. Moscou, on le voit, n’écarte pas complètement la perspective d’une réouverture des problèmes territoriaux avec la Chine, malgré le règlement du litige frontalier en 2008 et l’engagement des deux pays, dans leur traité d’amitié et de bon voisinage, à s’abstenir de toute revendication territoriale mutuelle.

Les visées chinoises inéluctables à moyen terme sur la Mongolie Extérieure et à très long terme sur la Sibérie

Le temps n’est plus où la Russie débordait de forces vives, jusqu’à pouvoir sacrifier 20 millions d’hommes dans la lutte contre le nazisme. On comprend mieux pourquoi les responsables russes continuent de refuser pour le moment de vendre certains matériels de portée stratégique tels que les chasseurs bombardiers de type TU22 ou TU 95, ou encore des sous-marins de quatrième génération de la classe « Armour » ou « Koursk ».Selon le chancelier Bismarck, « l’important, ce n’est pas l’intention, mais le potentiel » et comme chacun sait, l’histoire n’est pas irréaliste (IrrealPolitik) et droit de l’hommiste, mais réaliste (RealPolitik) et imprévisible.

L’expansionnisme nationaliste chinois se traduit d’une façon forte et brutale pour mater dans l’œuf et empêcher toute velléité de résistance, aussi bien au Tibet qu’au Xinjiang. Le chemin de fer à 6,2 milliards de dollars qui relie Pékin à Lhassa renforce l’emprise de la Chine sur le Tibet et sa capacité de déploiement militaire rapide contre l’Inde. Il est probable qu’après avoir maintenant récupéré Hong-Kong et Macao de façon pacifique et selon les traités, la Chine a déjà et aura comme première préoccupation de rétablir sa souveraineté sur l’île de Taiwan. Avec ses 1400 missiles pointés vers « l’île rebelle », Pékin a menacé d’écraser sous le feu ses « frères » taïwanais, s’ils devaient proclamer leur indépendance. Dans les faits, la réunification avec Taiwan est bel et bien en marche. Les vols aériens et les communications ont été progressivement rétablis avec le continent. La symbiose est de plus en plus étroite entre les deux économies.

Une fois Taiwan sous sa coupe, la Chine cherchera tout naturellement à récupérer la Mongolie extérieure cédée par la Chine à la Russie en 1912 et devenue ensuite une république populaire, puis un Etat indépendant lors du démantèlement de l’URSS. « La Chine va d’abord s’occuper de Taiwan, puis ce sera notre tour » a pu dire B. Boldsaikhan, leader politique en Mongolie extérieure du mouvement Dayar Mongol. Etat de 1.535.000 km2, sous peuplée avec seulement 2,8 millions d’habitants, dotée de très riches gisements aurifères et d’uranium, la Mongolie extérieure, pendant de la Mongolie intérieure autonome chinoise, est déjà contrôlée économiquement par les Chinois, quelque 100 000 Russes ayant fait très rapidement leurs valises en 1990. La Mongolie extérieure sera un jour inéluctablement envahie comme le Tibet et, au-delà de quelques protestations américaines, la Chine rétablira en fait une souveraineté légitime historique sur l’ensemble de la Mongolie qui date de la soumission de la Mongolie aux Mandchous en 1635. Gengis Khan est considéré en Chine comme un héros de la nation chinoise ; un mausolée lui a été construit à Ejin Horo, dans la province chinoise de Mongolie intérieure, pour le 800e anniversaire de sa naissance.

Puis ce sera le tour de l’Extrême-Orient russe. Selon Andrei Piontkovsky, Directeur du centre d’études stratégiques de Moscou, c’est la Chine de l’Orient et non pas l’Occident qui représente la menace stratégique la plus sérieuse pour la Russie. Ces revendications s’inscrivent dans le droit fil du concept stratégique « d’espace vital » d’une grande puissance qui, selon les théoriciens chinois, s’étend bien au-delà de ses frontières.

La Russie et la Chine occupent ensemble un espace géographiquement continu entre la Mer Baltique et la Mer de Chine de 26,6 millions de km2, habités par 1,4 milliards de personnes. Des similitudes apparaissent lors de l’analyse de l’histoire de ces deux grands et complexes blocs géopolitiques. Tous deux s’étaient constitués au détriment de l’empire nomade des Mongols, dont la Mongolie enclavée entre la Chine et la Russie, constitue le dernier vestige, avec la Mongolie Intérieure, rattachée à la Chine et la Bouriatie faisant partie de la Russie. Tous deux possèdent une zone périphérique, peu peuplée et sous-exploitée (la Sibérie et l’Extrême-Orient pour la Russie, le Tibet et le Xinjiang pour la Chine). Cependant la Chine est plus peuplée que la Russie. Son poids démographique constitue en même temps un atout ( le marché le plus grand de la planète) et un handicap majeur (le pays est surpeuplé et proche de la saturation). Certains spécialistes estiment que le seuil de l’autosuffisance chinoise se trouve à 1,5 milliards d’habitants. En Sibérie et en Extrême-Orient, il y a tout ce qui manque à la Chine : les hydrocarbures, les matières premières et l’espace pour développer l’agriculture. Un paradoxe se dessine car la Russie est un géant géographique et la Chine manque d’espace. Ces deux ensembles géopolitiques sont donc condamnés soit à collaborer, soit à s’affronter. On se rappellera que le projet communiste a réuni ces deux géants géopolitiques pendant 11 ans. La perspective d’un tel rapprochement était devenue le pire des cauchemars pour les leaders occidentaux et américains.

Le retour de la Russie sur le Pacifique était logique et inévitable .Cependant, avec un déclin démographique, la Russie est-elle capable de mettre seule en valeur la Sibérie ? IL n’est pas suffisant d’avoir une volonté politique, il faut également disposer de moyens. C’est pourquoi l’affrontement parait à long terme inéluctable. Il est clair que l’OCS [Organisation de coopération de Shanghai] n’est qu’une parenthèse tactique pour les deux futurs adversaires afin de mieux pouvoir contrer l’Amérique en Asie centrale. La puissance balistique de la Russie avec ses 2200 têtes nucléaires est dans un horizon prévisible la seule garantie de non invasion de la Sibérie par la Chine.

Conclusion

Selon Hélène Carrère d’Encausse, la Sibérie est « un espace vide aux abords d’une Chine surpeuplée » (2). Si l’Europe se considère à terme comme l’Hinterland de la Russie et ne se laisse pas envahir par l’immigration extra-européenne en préservant sa civilisation, elle peut constituer avec la Russie la Grande Europe qui serait une forteresse inexpugnable face à la Chine, l’Islam et l’Asie centrale. Dans ce cas, la Sibérie pourrait rester sous contrôle civilisationnel russe et donc européen.

Le schéma alternatif, c’est que les 140 millions descendants des Scythes soient envahis par un milliard et demi de Chinois qui brûlent de passer l’Amour tandis que l’Europe, déversoir naturel de l’Afrique, comme l’a d’ailleurs explicité le Libyen Kadhafi , est tout aussi menacée !

Pour ceux qui trouveront ces propos bien pessimistes, je souhaiterais leur rappeler cette magnifique exposition du musée Guimet : « Kazakhstan : Hommes, bêtes et dieux de la steppe ». Il fut un temps, dès le deuxième millénaire avant notre ère, où le Kazakhstan et l’Ouzbékistan étaient le domaine non des Asiates, mais des Aryens : les Scythes. D’origine et de langue indo-européennes, décrits par Aristote citant Hérodote comme ayant des « cheveux blonds et blanchâtres » les Scythes nomadisaient de l’Ukraine à l’Altaï. Leur civilisation était très riche et d’une rare finesse (art funéraire, maitrise des métaux précieux, travail des objets utilitaires…). Comment une civilisation aussi brillante dont les chefs entreprenants et guerriers ne craignaient rien tant que mourir dans leur lit, a-t-elle disparu ? Sans doute ont-ils été victimes de ce que les Slaves appellent « la peste blanche », la dénatalité et son inéluctable corollaire, la submersion par des ethnies à la natalité galopante et l’inévitable métissage. Dans leur match démographique contre la déferlante asiatique, les Scythes ne pesèrent pas lourd. Les hordes tartares les avalèrent et le génie de la race se tarit.

Une leçon à méditer pour les Européens de l’Ouest face à l’Afrique et pour les Russes en Sibérie face au trop plein chinois.

Marc Rousset
25/05/2011

Notes :

1) Sébastien Colin Le développement des relations frontalières entre la Chine et la Russie, études du CERI, n°96, juillet 2003.
2) Hélène Carrère d’Encausse La Russie entre deux mondes, F
ayard-2009, p172

Marc Rousset, économiste, La Nouvelle Europe Paris-Berlin-Moscou Editions Godefroy de Bouillon, 2009, 538p

Correspondance Polémia : 7/06/2011

Image : La Mongolie extérieure et ses voisins.

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