Identité, nation et... immigration de peuplement / Les peuples de l'Europe ne combattent plus entre eux. Ni contre rien

mardi 10 mai 2011

Javier-Ruiz Portella livre ici une réflexion sur le devenir de l’Europe. Son constat est ferme : fragilisé par le souvenir des guerres fratricides le sentiment national a reculé d’autant plus que l’idée de société a évacué l’idée de communauté. Pour l’essayiste espagnol « L’Europe n’a pas comblé le vide. » « Elle n’a aucune idée à partager. » « C’est le rien, c’est le néant qui est venu occuper l’espace laissé libre. » Dans son désarroi d’Européen, Portella imagine que « l’immigration de peuplement qui franchit le limes européen » pourrait devenir « le grand révulsif » créateur de prises de conscience. Une donnée qui a jusqu’ici échappé à ceux qui parlent au nom des peuples européens. Ce qui ne retire rien à la richesse de la méditation de l’animateur du site el-manifiesto.
Polémia

Depuis que la chute de l’Empire romain a été consommée en l’an de (dis) grâce 476 de notre ère, sa nostalgie a toujours hanté l’Europe. Qu’est-ce que le Saint Empire Romain Germanique a été pendant tant de siècles sinon la caricature jamais réussie de Rome ? Qu’est-ce sinon d’un Empire aussi puissant, ce dont rêvait un jeune général français ayant pour nom Napoléon Bonaparte ? Ce qui est aujourd’hui poursuivi sous l’égide bureaucratique et marchande de Bruxelles, qu’est-ce sinon la caricature (sinistre) de l’Europe unie jadis sous l’égide de Rome ?

Ce dont rêvait un jeune général français… Il était en effet français, le général, voilà le problème. Ou allemand (on pourrait dire quelque chose d’analogue des visées du III Reich). Ou espagnol, aux temps de gloire de l’Espagne. Ou appartenant à quelque nation que ce soit. La nation, voilà le problème, celui que posent les nations multiples et opposées dans lesquelles s’est trouvée disloquée la patrie commune que Rome fut.

Le problème est pourtant complexe, car voilà que nous avons absolument besoin de la nation, de la communauté, de l’identité d’un peuple. Sans elle nous périssons, sans identité collective nous ne sommes rien. Voilà ce que l’on peut aisément constater tous les jours, lorsque des individus tristes et gris déambulent tels des zombis éparpillés sur ce qui était jadis le sol riche et spirituellement fécond de nos patries européennes.

Deux raisons ont conduit à l’évanouissement de la nation. L’une est malheureuse. Elle est constituée par le triomphe de l’individualisme et du matérialisme, par leur enracinement dans notre imaginaire collectif. C’est l’idée même de communauté qui a disparu parmi nous. Elle a été évincée par l’idée de société, par l’agrégat d’individus que dans la vision libérale du monde on entend par là. La société : un amoncellement d’atomes individuels plongés dans le rêve d’un éternel présent.

Aucune nation au sens fort du terme ne peut exister dans de telles conditions. Tout ce qu’il peut y avoir, comme aujourd’hui, ce sont des réminiscences folkloriques des anciens peuples : quelques fêtes, certains produits gastronomiques, l’une ou l’autre victoire sportive…

Mais si la nation est en faillite, il y a aussi dans sa déroute quelque chose qui est heureux. Si l’idée nationale connait aujourd’hui des heures basses, c’est aussi parce que l’Europe a éprouvé les affres auxquelles peut conduire l’idée de nation lorsqu’elle est exacerbée jusqu’à l’hystérie et l’absurdité, lorsque l’amour à la nation devient nationalisme, et le patriotisme, chauvinisme ; lorsque (ce fut notamment le cas lors des deux grandes guerres de 1914-18 et de 1939-45) des peuples qui ont tout en commun se mettent à s’entre-tuer avec autant d’acharnement que de non-sens.

Oublions un instant le prix insensé – la perte d’identité historique – que nous sommes en train de payer pour l’apaisement que nous connaissons. Mettons-le entre parenthèses et célébrons la disparition sur notre sol du chauvinisme bête et borné qui faisait que nous ne puissions être nous-mêmes qu’au prix de nous affronter à nos frères.

Sauf dans certaines régions périphériques, aucun Européen n’a aujourd’hui pour ennemi un autre Européen. Réjouissons-nous-en. Célébrons que pour la première fois depuis la chute de Rome, la situation ressemble, en un certain sens, celle existant pendant son Empire. Un Empire… bien complexe et paradoxal, certes. Il soumit sans pitié, au sang et au feu, ses ennemis extérieurs (ils en savent bien quelque chose les habitants de ce qui finit par devenir l’Hispania et la Gaule). Mais à partir du moment où les différents peuples de l’Empire acceptaient son pouvoir politique, Rome respectait, comme peu d’empires les ont fait, les mœurs, les dieux et les particularités de chaque peuple. Et à partir du moment où chaque peuple, en se « romanisant », embrassait la culture commune ; à partir du moment où, tout en restant en quelque sorte lui-même, il était et se sentait romain, nulle lutte n’a jamais eu lieu entre eux : entre les Latins, les Gaulois, les Hispaniques, les Hellènes…

Rassemblés à l’intérieur du limes par la force d’un même esprit et d’un même pouvoir, ils mettaient à l’œuvre, en quelque sorte, l’idée qu’un autre Romain, Julius Evola, défendrait bien plus tard. « Condamnant le nationalisme pour son inspiration “ naturaliste ”, Evola lui opposait, comme le fait remarquer Dominique Venner, “ la race de l’esprit ” et “ l’idée : notre vraie patrie ”». Ce qui compte, disait-il, « ce n’est pas d’appartenir à une même terre ou de parler une même langue, c’est de partager la même idée » (*)

Or, nous n’avons aujourd’hui aucune idée à partager… Voilà le problème. Certes, nous partageons toujours un grand esprit commun : celui qui, à partir du « miracle grec », a permis de bâtir la plus complexe, la plus raffinée, la plus haute civilisation jamais connue. Une civilisation ennoblie, quelques excellences que les autres puissent avoir, par un ensemble jamais vu ailleurs d’art, de beauté, de philosophie, de science, d’ordonnancement juridique et politique, de bien-être technique et matériel…

Mais voilà que c’est justement cette civilisation qui se trouve aujourd’hui en danger. Soyons clairs : c’est par elle-même qu’elle se trouve d’abord menacée. La menace première vient de l’intérieur, de ses propres gens, de ces hommes et femmes dont tout l’horizon existentiel se trouve borné au seul bien-être matériel, tandis que tout le reste (art, beauté, pensée, destin collectif…) sombre dans le néant ou dans le délassement.

Nous ne nous entre-tuons plus. Nous ne nous haïssons plus les uns aux autres. Nous avons jeté aux orties le venin nationaliste qui nous empoisonnait… Mais à son endroit, là où se dressait ce grand agglutinant collectif des hommes qu’était la Nation (la « notre »… à l’exclusion de la « leur »), rien n’a été placé. C’est le rien, c’est le néant qui est venu occuper l’endroit laissé vide: ce néant qui, sous son aspect angélique, peut même devenir pire que les anciennes identités suintant la haine; ce néant qui revient à nier toute possibilité d’affrontement, toute identité, toute idée forte, tout élan pouvant nous sortir de la mare où règnent la laideur et la médiocrité.

Qu’est-ce qui pourrait nous en sortir ?

Revenons à Rome. À la Rome forte, grande, éclatante de vitalité. À la Rome bâtie sur la très puissante idée de ce que la romanitas et la civitas représentaient. À la Rome rassemblée dans une paix permanente entre ses peuples… et dans une tension non moins permanente avec ses ennemis du dehors, là, à l’autre côté du limes qu’ils franchissaient parfois. Comme si l’affrontement avec les barbares avait été le grand révulsif dont les peuples de l’Empire auraient eu besoin pour se tenir unis, pour être eux-mêmes.

Ne connaissons-nous pas ici et maintenant, dans l’Europe d’aujourd’hui, rien de pareil à un tel révulsif extérieur, rien de semblable à un tel pouvoir agglutinant ?

Non, nous ne connaissons encore rien de pareil… mais nous pourrions peut-être le connaître, et même assez tôt. En réalité, un tel révulsif extérieur est déjà là. Non seulement à l’autre côté du limes, mais bien parmi nous, sur notre sol, parmi nos gens. Le déplacement de populations le plus massif jamais connu, cette calamité qui, sous le nom d’immigration de peuplement, est en train de s’abattre sur l’Europe, voilà qui pourrait peut-être devenir le grand révulsif permettant que celle-ci, parvenue au bord de l’abîme, prenne enfin conscience de son identité.

Le proverbe serait alors confirmé : à quelque chose malheur est bon… Mais pour que quelque chose de pareil puisse se produire, bien d’autres choses devraient s’accomplir. Il faudrait que le souci identitaire – qui imprègne déjà nos couches populaires mais qui touche si peu nos « élites » – pénètre aussi chez ces dernières. Il faudrait également que les groupes et les partis identitaires comprennent enfin que seul un peuple porté par un grand projet collectif peut être capable de faire face au défi que représente une telle immigration de peuplement. Il faudrait, autrement dit, que le discours des défenseurs de l’identité européenne cesse de se borner à la seule lutte contre l’immigration ; qu’il cesse d’être un discours exclusivement négatif pour devenir un discours positif, affirmatif. Un discours voué à affirmer l’idée et la race de l’esprit qui, selon Evola, constituent la vraie patrie des hommes. Un discours voué à promouvoir le projet – « un suggestif projet de vie ensemble » – qui, selon Ortega y Gasset, constitue la base même de toute nation.

Une idée, un projet de culture, un grand élan de l’esprit: quelque chose enfin qui nous projette au-delà de la grisaille vaseuse qui enveloppe notre nuit. Cette nuit qui, comme toutes les nuits, appelle pourtant le jour et le réveil.

Javier Ruiz Portella
http://www.elmanifiesto.com/
9/05/2011

Note :
(*) Dominique Venner, « Evola, Philosophie et action directe», Nouvelle Revue d’Histoire n° 37 juillet-août 2008

Correspondance Polémia – 10/05/2011

Image : “L’enlèvement d’Europe”, par Le Clerc Sébastien, le jeune

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