La « transition démographique » a bouleversé les sociétés du Maghreb et du Machrek

vendredi 11 février 2011

Sous le titre « Monde arabe : l’agonie d’un système », Le Monde économie a présenté dans sa livraison du 8 février 2011 un dossier consacré aux mutations économiques et démographiques du Maroc au Yémen qui, selon les experts cités, devraient, pour le cas où le verrou égyptien sauterait, déboucher sur un grave séisme régional incontrôlable.

Polémia en a extrait un article que nous reproduisons intégralement, qui expose, à partir de constats démographiques, les indissociables étapes, alphabétisation, développement économique, éducation, baisse de la fécondité, qui jalonnent la transition inéluctable entre le pouvoir autocratique et la démocratie. C’est un éclairage qui permet de mieux comprendre la survenance apparemment soudaine des événements tunisiens et égyptiens. Nous le soumettons à la réflexion de nos lecteurs (pour ceux qui ne lisent pas Le Monde).
Polémia

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La « transition démographique » a bouleversé les sociétés

du Maghreb et du Machrek

La « REVOLUTION » démographique réalisée par la majorité des pays européens, à commencer par la France depuis le milieu du XVIIIe siècle, est à l’œuvre du Maghreb au Machrek depuis le milieu du XXe siècle. « Ce changement démographique entraîne la transition démocratique. », affirme Youssef Courbage, démographe à l’Institut national d’études démographiques (INED). Une transition qui s’opère par étapes : l’alphabétisation, le développement économique, la baisse de la fécondité, la prise de conscience.

« Tout a commencé par l’amélioration de l’instruction des hommes et des femmes », explique M.Courbage, coauteur avec Emmanuel Todd de Rendez-vous des civilisations (Seuil, 2007) . C’est dans les années 1960 que l’Egypte, la Tunisie, l’Algérie, puis le Maroc, franchissent le seuil de 50% des hommes agés de 20 à 24 ans alphabétisés. L’alphabétisation des femmes de 20 ans à 24 ans suit avec un décalage de quinze à trente ans. La chute de la fécondité s’amorce alors, entre 1965 et 1985 selon les pays . « Dans un premier temps, la baisse du nombre d’enfants fait germer la démocratie au sein de la cellule familiale », affirme-t-il.

Inégalités criantes

Cinquante ans plus tard, en Egypte, en Tunisie, au Maroc, en Algérie ou en Lybie, les pyramides des âges sont toujours très larges à leur base, dans la mesure où le nombre moyen d’enfants par femme était supérieur à 7 avant la chute de la fécondité : les moins de 24 ans représentent de 42% à 52% de la population, et les jeunes adultes de 15 à 24 ans près de 20%. Mais leur niveau d’éducation est élevé. « Sous le même toit vivent ainsi des enfants qui ont fait des études et leur père analphabète. Un mélange explosif », note M.Courbage.

Un nombre important de jeunes dans une population n’est pas un handicap, bien au contraire !

« L’Angleterre a dégagé pendant tout le XIXe siècle un énorme excédent de naissance sur les décès qui a permis à la fois sa forte croissance sur place et la colonisation anglophone du Nouveau Monde », rappelait lors d’une conférence en septembre 2009 le président de l’Européean Association for Population Studies, François Héran.

Mais du Maghreb au Machrek, il y a inadéquation entre la part de la population en âge de travailler et la répartition des ressources du pays. Une population jeune, éduquée, maintenue dans la misère par manque de perspective professionnelles « aurait dans une démocratie entraîné la chute du gouvernement ; elle ne peut que se révolter dans une autocratie » estime Mohamed-Ali Marouani, maître de conférences en économie à l’université Paris-Panthéon-Sorbonne.

Les rythmes de transition varient alors en fonction des situations économiques des pays. On peut ainsi établir une typologie de la région entre les Etats rentiers – Algérie, Libye, pays du Golfe – où le pétrole comble des carences économiques, les Etats intermédiaires comme l’Egypte, dont l’efficacité de la rente (canal de Suez, aide américaine) est diminuée par la taille de la population très nombreuse (84,5 millions d’habitants), et les autres Etats qui doivent encore compter sur les transfers de fonds de l’émigration en guise d’ « amortisseur social contre la pauvreté », écrit Samir Aïta, président du Cercle des économistes arabes, dans son prochain ouvrage Les Travailleurs arabes hors la loi à paraître mi-février chez l’Harmattan.

En effet, « en 2009, les transferts de fonds représentaient 5,3% du produit intérieur brut [PIB] en Tunisie, 6,6% au Maroc, mais aussi 4% en Egypte, indique M.Marouani. L’économie n’ a pas suivi la démographie ni l’éducation. Les pays rentiers n’ont pas changé, et les autres n’ont pas évolué aussi vite que la main-d’œuvre. »

La crise de 2008 a allumé la dernière étincelle de cette situation explosive en Tunisie, en accroissant des inégalités criantes par l’accélération du pillage des richesses de l’Etat. « Les privatisations de grandes entreprises accaparées par les familles du pouvoir étaient devenues insupportables », conclut M.Marouani.

Anne Rodier
Le Monde Economie
Dossier : « Quand les pays émergents font leur révolution »
08/02/2011

Correspondance Polémia – 11/02/2011

Image : Maghreb

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