« Place Beauvau »
par Olivia Recasens, Jean-Michel Decugis et Christophe Labbé

lundi 10 avril 2006
Comme son nom l’indique, « Place Beauvau » n’est pas un vrai essai mais un document de journalistes, écrit par trois collaborateurs du « Point ».

L’ouvrage est néanmoins intéressant autant par ce qu’il révèle sur les mœurs médiatiques que sur l’institution policière elle-même.

Une précision d’abord : malgré son titre, « Place Beauvau » est loin de décrire l’ensemble du ministère de l’intérieur. Des deux piliers de cette maison, le pilier préfectoral (qui gère l’action interministérielle de l’Etat dans les départements) et le pilier police, seul ce dernier est abordé.

Les témoignages cités confirment certains des traits dominants et bien connus de l’institution.

D’abord le poids des syndicats, poids renforcé à l’occasion de chaque grande crise de maintien de l’ordre (68, 86, 95, 2005), objet d’avancées en faveur du personnel, notamment pour les CRS. Assez drôlement le livre souligne que « Dans la police 70 % des troupes sont syndiquées. De quoi faire rêver même à l’éducation nationale » (p. 134). Avec quelques conséquences perverses : la faiblesse des effectifs disponibles sur la voie publique, le soir et les week-ends à l’heure où la délinquance est la plus présente ; il y a là une des causes du recours croissant des maires à la création de polices municipales souvent plus disponibles.

L’ouvrage souligne d’ailleurs l’irresponsabilité de certaines décisions prises sous la pression syndicale. Ainsi selon le témoignage de l’inspecteur général Jean-Marc Erbès, longtemps proche collaborateur de plusieurs ministres socialistes : « A Belfort, un matin, deux policiers en patrouille se font un peu bousculer en arrivant sur un lieu d’intervention. Le lendemain, les syndicats montent chez le directeur général. Le soir même une circulaire tombe selon laquelle les flics seront désormais à trois dans une voiture. » Décidée en 24 heures, cette décision prise sous Gaston Deferre, a enchéri de près de 50 % le coût des forces de sécurité publique. Et vingt ans plus tard elle provoque toujours l’étonnement amusé des visiteurs étrangers de la Place Beauvau, voyant circuler les policiers par trois, y compris dans les quartiers calmes alors que les Anglo-Saxons sont, eux, habitués au « patrolman », l’homme seul dans sa voiture !

Toujours aussi classiquement, après le chapitre consacré à « La mafia des syndicats », l’ouvrage traite de la franc-maçonnerie dans un chapitre intitulé « Tous frères ». L’occasion de tracer quelques portraits de flics illustres : Philippe Massoni, alias « Bouddha », conseiller sécurité de Jacques Chirac, ancien préfet de police et souverain grand commandeur à la Grande Loge ; Daniel Leandri, brigadier chef et éminence grise de Charles Pasqua ; Roger Marion, ancien directeur de la Division nationale antiterroriste, DNAT ; ou Michel Baroin, jeune commissaire infiltré par les RG au Grand-Orient de France et qui en devint le Grand Maître en 1977, avant de périr dans un mystérieux accident d’avion en Afrique. Au milieu de ces portraits, on trouve une déclaration pleine de fraîcheur, celle de Clotilde Valter, inspectrice générale de l’administration, spécialiste des questions de police au PS et ancienne conseillère du premier ministre, Lionel Jospin, pour la sécurité : « Le poids de la franc-maçonnerie est écrasant, je n’ai jamais vu ça, nulle part ailleurs. Jamais à un tel niveau » (p. 163). Une opinion partagée par un ancien de l’équipe de Daniel Vaillant : « La franc-maçonnerie est partout au ministère de l’intérieur à tous les étages et dans tous les bureaux. On le sent dans les coups de fil au cabinet du ministre pour les nominations. » Selon Roger Dachez, président de l’Institut maçonnique et auteur d’un « Que sais-je ? » sur la franc-maçonnerie, « cette infiltration remonte à la IIIe République où les clefs de l’appareil de l’Etat devaient être confiées à des mains sûres attachées aux valeurs républicaines » (p. 161).

Importance des réseaux syndicalistes, importance des réseaux maçonniques, importance des affaires sensibles, le poids des questions de personnes est évidemment essentiel au ministère de l’intérieur. Cela ne va pas toujours dans le sens de la modernisation : investir pour effectuer des gains de productivité est difficile car il est quasiment inenvisageable de réaliser des économies en personnel. Et le nombre d’heures annuel de travail effectif des policiers relève du secret d’Etat…

Quant aux ministres modernisateurs, ils sont rares ; Pierre Joxe et Nicolas Sarkozy, adossé sur son directeur de cabinet Claude Guéant, font largement figures d’exception et encore plutôt pour leur premier passage, Place Beauvau. Résultat : certains services continuent de travailler avec des minitels et il n’est pas rare que la simple ouverture d’un ordinateur prenne 10 minutes ! La faible productivité de la police n’est d’ailleurs pas seulement due à la vétusté des équipements mais aussi à la lourdeur des procédures voulues par le législateur, souvent sous la pression des syndicats de magistrats et d’avocats ; leur coût en personnel fait rarement l’objet d’évaluation ; la présence dans les bureaux au détriment du terrain en est évidemment la conséquence.

Critiques de l’institution policière, les auteurs le sont aussi – involontairement – des mœurs médiatiques. De fait, ils mettent les pieds dans le plat : parangon de vertu des années 80, le « journaliste d’investigation » Edwy Plenel, ex-patron du « Monde » compris, n’est selon eux rien d’autre qu’une sorte d’honorable correspondant à la fois sujet et objet d’une double manipulation réciproque (chapitre 7, « Comment on manipule les journalistes »). Et les affaires politico-financières des années 80/90 ne sont pas les conséquences d’un souffle d’air pur sur l’Etat mais de règlements de comptes en cascades : de la droite contre la gauche, de la gauche contre la droite et surtout à l’intérieur de chaque camp, la presse servant à tour de rôle les intérêts des uns contre les autres.

Il n’est pas sûr que le livre d’Olivier Recasens, Jean-Michel Décugis et Christophe Labbé échappe tout à fait à la règle ainsi dénoncée : car est-ce vraiment un hasard si l’ouvrage est plutôt complaisant avec les puissants du jour et d’une rare sévérité avec les puissants d’hier ?
Ainsi Charles Pasqua fait-il, chapitre après chapitre, l’objet d’un portrait à charge. D’abord celui de l’homme qui fait échouer tout ce qu’il touche : la présidentielle de 1988 avec l’affaire du vrai?faux passeport d’Yves Chalier et la mort de Malik Oussekine ; la présidentielle de 1995, avec l’affaire Schuller?Maréchal qui plombera les espoirs d’Edouard Balladur. Et côté moralité, rien n’est épargné au lecteur sur l’ancien ministre de l’intérieur, ni sur ses fréquentations douteuses, ni sur son rôle clef dans le monde des jeux qui lui doit l’installation sur tout le territoire des machines à sous (les bandits manchots) alors que ses amis corses sont souvent favorisés : Charles Pasqua n’hésitant pas à autoriser en 1994 la reprise du casino d’Annemasse par le clan Felicciagi (1) malgré l’avis presque unanimement défavorable des hauts fonctionnaires et des élus siégeant à la Commission supérieure des Jeux.

Reste que tout ceci n’est pas nouveau et était connu de longue date. Et pourtant, malgré cela (ou à cause de cela ?), Charles Pasqua a longtemps bénéficié d’une image très favorable dans les médias. Y compris lors des élections européennes de 1999 où il fit un score remarquable – plus de 13 % – après une campagne qu’il finança avec l’argent des casinotiers corses d’Afrique sans d’ailleurs que cela trouble son associé de l’heure, le chevalier blanc Philippe de Villiers !

Dans la série « Tirons sur les ambulances », les auteurs n’épargnent pas non plus l’un des derniers grands flics médiatiques de la Place Beauvau. Porté aux nues lorsqu’il était patron de la direction nationale antiterroriste (DNAT), puis numéro deux de la police judiciaire, Roger Marion, aujourd’hui ange déchu, se voit implicitement accusé de graves manipulations et même d’avoir couvert, sinon organisé, des interrogatoires à l’électricité lors de la vague d’attentats islamistes de 1995. Selon les auteurs : « C’est au ministère de l’intérieur même, au 6 rue des Saussaies à Paris, dans les locaux de la 6e DPJ, que semblent avoir été commises les exactions les plus graves. A moins d’une centaine de mètres du bureau du ministre, des gardés à vue ont été torturés » (p. 373). On peut toutefois s’interroger sur la fiabilité de cette affirmation : il n’est pas certain que les immeubles vétustes aux fines cloisons de la Place Beauvau soient très propices à ce type d’interrogatoires. Reste que l’accusation est grave (2), visant indirectement l’actuel président de l’Assemblée nationale, Jean?Louis Debré, à l’époque ministre de l’intérieur de Jacques Chirac.

Bref, malgré ses défauts, ses approximations, ses supputations audacieuses, ses partis pris et sans doute bien des arrière-pensées, « Place Beauvau » est un ouvrage intéressant qui livre des clefs d’interprétation d’un lieu de pouvoir essentiel quoique archaïque et faiblement productif.

Guillaume Benec’h
© Polémia
5/04/06

Olivia Recasens, Jean-Michel Decugis et Christophe Labbé, « Place Beauvau : La face cachée de la police », Robert Laffont 2006.

(1) Robert Felicciagi, élu conseiller à l’Assemblée de Corse sur une liste Pasqua, a été assassiné de plusieurs balles dans la tête, le 10 mars 2006, alors qu’il reprenait sa BMW noire sur le parking de l’aéroport d’Ajaccio. Contrairement aux règles strictes de l’étiquette corse, Charles Pasqua n’a pas assisté à son enterrement.
(2) Une enquête de l’IGPN a infirmé ces informations.

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