Présentation de l’étude
L’idée de cette étude a émergé au printemps
de 2003, à un moment où le débat médiatique et politique
sur la laïcité ne s’était pas encore cristallisé
autour de la question des signes religieux à l’école, et
principalement du « voile » porté par certaines élèves
de confession musulmane. Divers témoignages en provenance de travailleurs
sociaux, d’enseignants, de personnels d’éducation, de personnels
de direction nous avaient alertés : un phénomène beaucoup
plus large, un mouvement d’une toute autre ampleur semblait affecter notamment
la plupart des quartiers populaires, ceux qui sont de plus en plus témoins
d’une ségrégation des populations sur la base de leur origine,
et qu’on désigne souvent aujourd’hui, par analogie avec les
Etats-Unis, comme les « quartiers ghettos ». Parallèlement,
une série de revues et d’ouvrages sortaient en librairie qui, d’une
manière ou d’une autre, abordaient le même thème,
celui de l’évolution de la place du religieux dans la vie sociale
et politique, des diverses conceptions de la laïcité, de la dynamique
des différentes confessions et notamment de celle de l’islam dans
les pays d’immigration. Certains traitaient même directement des
conséquences de cette dynamique sur la vie des classes et des établissements
scolaires…
Les régressions de la condition féminine
C’est sans doute le côté le plus grave, le plus scandaleux
et en même temps le plus spectaculaire de l’évolution de
certains quartiers. Beaucoup a déjà été dit et écrit
sur un sujet dont les médias ont largement traité depuis un an.
Un récent rapport ministériel a alerté sur le recul de
la pratique sportive chez les jeunes filles de ces quartiers. Nous ne développerons
donc pas ce sujet. Mais les propos de nos interlocuteurs et le simple fait de
déambuler aux abords d’une école ou d’un collège
constituent parfois un véritable choc. Partout le contrôle moral
et la surveillance des hommes sur les femmes tendent à se renforcer et
à prendre des proportions obsessionnelles. Il faut avoir vu ces femmes
entièrement couvertes de noir, y compris les mains et les yeux, accompagnées
d’un homme, souvent jeune, parfois un pliant à la main pour qu’elles
n’aient pas à s’asseoir sur un endroit « impur »,
que plus personne ne semble remarquer tant elles font partie du paysage, et
dont personne ne semble s’offusquer de la condition, pour saisir en un
raccourci la formidable régression dont nous sommes les témoins.
Encore ces « Belphégor », comme les appellent beaucoup d’acteurs,
ne sont-elles pas les plus mal traitées, car il y a toutes ces mères
qui ne viennent plus dans les écoles chercher leurs enfants, et qui sont
contraintes de déléguer cette tâche à un aîné
ou une voisine, car elles sont totalement recluses à leur domicile, parfois
depuis des années. Alors que l’on observe de plus en plus de fillettes
voilées, les adolescentes font l’objet d’une surveillance
rigoureuse, d’ailleurs exercée davantage par les garçons
que par les parents. Un frère, même plus jeune, peut être
à la fois surveillant et protecteur de ses sœurs. Ne pas avoir de
frère peut rendre une jeune fille particulièrement vulnérable.
À côté des fréquentations et des comportements, le
vêtement est souvent l’objet de prescriptions rigoureuses : comme
le maquillage, la jupe et la robe sont interdites, le pantalon est sombre, ample,
style “jogging”, la tunique doit descendre suffisamment bas pour
masquer toute rondeur. Dans telle cité, on nous dit que les filles doivent
rester le week-end en pyjama afin de ne pouvoir ne serait-ce que sortir au pied
de l’immeuble. Dans tel lycée, elles enfilent leur manteau avant
d’aller au tableau afin de n’éveiller aucune concupiscence.
Presque partout la mixité est dénoncée, pourchassée,
et les lieux mixtes comme les cinémas, les centres sociaux et les équipements
sportifs sont interdits. À plusieurs reprises, on nous a parlé
de la recrudescence des mariages traditionnels, “forcés”
ou “arrangés”, dès 14 ou 15 ans. Beaucoup de jeunes
filles se plaignent de l’ordre moral imposé par les “grands
frères”, peu osent parler des punitions qu’on leur inflige
en cas de transgression et qui peuvent revêtir les formes les plus brutales.
Les écoles primaires.
Les inspecteurs d’académie ne signalent que peu de cas concernant
le comportement des élèves. Néanmoins on signale des refus
de la mixité, ceci dès l’école maternelle, de la
part de petits garçons. Les cas de fillettes voilées semblent
également se développer, de même que l’observance
du jeûne (dans un cas dès le cours préparatoire) et le refus
de la viande non consacrée à la cantine. Les activités
corporelles et artistiques semblent être particulièrement visées
: refus de chanter, de danser, de dessiner un visage ; le refus de jouer de
la flûte revient à plusieurs reprises sans que l’on sache
précisément à quel interdit cela correspond. Plus souvent
ce sont des tensions ou des conflits avec les parents qui nous ont été
signalés. La plupart concernent la tenue vestimentaire “religieuse”
des mamans. Le conflit s’envenime dans le cas, de plus en plus fréquent,
où la personne voilée n’est plus du tout identifiable. Ainsi,
une école a dû organiser un “sas”, sans fenêtre,
où la directrice peut deux fois par jour reconnaître les mères
avant de leur rendre leurs enfants. Les pères viennent plus rarement
à l’école mais ce peut être l’occasion d’autres
types d’incidents comme le refus de serrer la main des femmes ou même
de leur adresser la parole… L’obsession de la pureté est
sans limite : exemple, ces élèves d’une école primaire
qui avaient institué l’usage exclusif des deux robinets des toilettes,
l’un réservé aux “musulmans”, l’autre
aux “Français”.
Les signes et tenues vestimentaires.
On peut espérer de l’application de la loi sur le voile qu’elle
fasse cesser confusions et rumeurs, et surtout qu’elle mette un terme
aux marchandages auxquels certains se sont livrés, et qui n’ont
guère contribué à faire comprendre et accepter par les
populations issues de l’immigration l’un des principes fondateurs
de la République, la laïcité. Certains récits de “discussions”
et de compromis sont en effet proprement ahurissants, surtout si l’on
sait qu’ils ont pu se dérouler en présence de représentants
des autorités académiques : ici on a négocié la
couleur du foulard, là sa taille, ici il s’est agi de découvrir
le lobe de l’oreille, là de laisser voir une mèche de cheveux,
ici on l’a interdit en classe ; sans parler de ce lycée où
les classes ont été composées et les emplois du temps constitués
en séparant les professeurs favorables et défavorables au voile
!
La nourriture.
Les cuisiniers et les gestionnaires des établissements se trouvent depuis
peu devant une nouvelle difficulté : le refus par un nombre croissant
d’élèves de consommer toute viande non abattue selon le
rituel religieux. Ce mouvement est apparu il y a peu de temps mais s’est
très vite répandu, souvent sous l’impulsion des garçons
les plus jeunes, arrivant en sixième au collège, en seconde au
lycée… Les chefs d’établissement et les gestionnaires
réagissent de façon différente. Ceux qui n’ont encore
rien modifié à l’organisation antérieure jettent
la viande non consommée. Certains confectionnent quotidiennement un menu
végétarien et d’autres proposent systématiquement
du poisson. Un proviseur a cru bon aussi d’imposer la viande halal à
l’ensemble des rationnaires, provoquant d’ailleurs la démission
de son gestionnaire. Enfin, dans d’autres établissements scolaires,
on a institué une ségrégation entre “musulmans”
et “non-musulmans” en composant des tables distinctes ou en imposant
un menu à chaque catégorie : ici, par exemple, l’agneau
est “interdit aux non-musulmans”, là les tomates sont “réservées
aux musulmans”.
Le calendrier et les fêtes.
La première manière de manifester une appartenance religieuse
est de contester le calendrier ou les fêtes scolaires. La fête de
Noël est de ce point de vue la plus contestée par certains élèves
et parents. En plus d’un endroit on nous a rapporté la demande
de supprimer “l’arbre de Noël” et la fête scolaire
traditionnellement organisée à cette occasion par l’école
ou le collège ; ce qui a parfois été obtenu…
Les fêtes religieuses musulmanes, principalement les deux grandes fêtes
traditionnelles du Maghreb, la “grande fête” (aïd el-kébir)
célébrant le sacrifice d’Abraham, et la “petite fête”
(aïd el-seghir) marquant la fin du carême, sont l’occasion
d’un absentéisme de plus en plus massif de la part des élèves.
Les établissements, parfois presque vides, réagissent ici en ordre
dispersé : certains ne changent en rien les activités prévues,
d’autres ferment en donnant congé aux personnels… Le mois
de carême musulman est également une occasion de tension dans beaucoup
d’écoles, de collèges et de lycées. Massivement suivie,
pratiquée par des enfants de plus en plus jeunes (depuis le cours préparatoire),
l’observance du jeûne est manifestement l’objet de surenchères
entre organisations religieuses, qui aboutissent à l’émergence
puis à la diffusion de prescriptions de plus en plus draconiennes, et
de pratiques de plus en plus éprouvantes pour les élèves
: ainsi de l’interdiction d’avaler le moindre liquide, y compris
sa propre salive, qui entraîne la pollution des sols par les crachats
et les refus de la piscine.
Le prosélytisme.
Dans certains collèges, il est devenu impossible pour les élèves
dont les familles sont originaires de pays dits musulmans de ne pas se conformer
au rite… En témoignent ces reliefs de repas qui souillent fréquemment
les toilettes, ces démissions d’élèves et, plus dramatique,
cette tentative de suicide d’un élève soumis aux mauvais
traitements de ses condisciples. Sous ce type de pression, ou plus simplement
pour se conformer aux normes du groupe, certains élèves d’origine
européenne observent aussi le jeûne sans que leur famille en soit
forcément informée. C’est pour certains, filles et garçons,
le début d’une démarche de conversion. Il est clair que
les pratiques des établissements scolaires ne permettent pas aujourd’hui
de protéger la liberté des choix spirituels des familles pour
leurs enfants mineurs… Les personnels aussi, en particulier s’ils
sont d’origine maghrébine, sont de plus en plus souvent interpellés
par des élèves sur leur observance du jeûne et parfois,
pour les surveillants et assistants d’éducation, mis à l’écart
en cas contraire. Il semble aussi que dans plus d’un endroit, pour “acheter”
la paix sociale ou scolaire, on ait imprudemment recruté quelques “grands
frères”, au zèle prosélyte notoire, comme “emplois-jeunes”.
Ainsi, dans un collège, les élèves trouvés en possession
d’un document du Tabligh appelant explicitement au châtiment corporel
des femmes répondent qu’il a été distribué
par un surveillant…
L’antisémitisme et le racisme.
On observe la banalisation, parfois dès le plus jeune âge, des
insultes à caractère antisémite. Le mot “juif”
lui-même et son équivalent “feuj” semblent être
devenus chez nombre d’enfants et d’adolescents une insulte indifférenciée,
pouvant être émise par quiconque à l’endroit de quiconque.
Cette banalisation ne semble en moyenne que peu émouvoir les personnels
et les responsables.
Ces agressions, parfois ces persécutions, ravivent des souvenirs particulièrement
douloureux chez les familles dont les enfants en sont les victimes. Elles ont
notamment pour effet, dans certaines grandes agglomérations où
l’offre scolaire et les transports en commun le facilitent, le regroupement
des élèves d’origine juive, dont la sécurité
n’est plus assurée dans nombre d’établissements publics,
dans des établissements privés. Il est en effet, sous nos yeux,
une stupéfiante et cruelle réalité : en France les enfants
juifs – et ils sont les seuls dans ce cas – ne peuvent plus de nos
jours être scolarisés dans n’importe quel établissement.
Les contestations politico-religieuses.
Beaucoup de collégiens interrogés sur leur nationalité
répondent de nos jours “musulmane”. Si on les informe qu’ils
sont français, comme dans ce collège de la banlieue parisienne,
ils répliquent que c’est impossible puisqu’ils sont musulmans
! Leurs héros sont à la fois les adolescents palestiniens qui
affrontent à mains nues les blindés israéliens, et dont
les images des corps ensanglantés passent en boucle sur les chaînes
satellitaires des pays arabes, et les chefs “djihadistes” responsables
des attentats de New York et de Madrid. Dans la plupart des établissements
visités, les instants de recueillement national organisés à
la suite de ces événements tragiques ont été contestés
ou perturbés de l’intérieur, parfois de l’extérieur,
ou bien n’ont pu avoir lieu, ou encore ont été détournés
de leur objet officiel par des chefs d’établissement soucieux qu’ils
puissent se dérouler dans le calme (par exemple en invitant les élèves
à se recueillir sur “tous les morts de toutes les guerres”).
Comme dans la plupart des pays musulmans, Oussama ben Laden est en train de
devenir, chez les jeunes de nos “quartiers d’exil”, la figure
emblématique d’un Islam conquérant, rejetant en bloc les
valeurs de notre civilisation.
Les lettres et la philosophie.
Il y a d’abord le refus ou la contestation, assez fréquents, de
certaines œuvres et de certains auteurs. Les philosophes des Lumières,
surtout Voltaire et Rousseau, et les textes qui soumettent la religion à
l’examen de la raison sont particulièrement visés : «
Rousseau est contraire à ma religion », explique par exemple à
son professeur cet élève d’un lycée professionnel
en quittant le cours. Molière, et en particulier Tartuffe, sont également
des cibles de choix : refus d’étudier ou de jouer la pièce,
boycott ou perturbation d’une représentation. Il y a ensuite les
œuvres jugées licencieuses (exemple : Cyrano de Bergerac), “libertines”
ou favorables à la liberté de la femme, comme Madame Bovary, ou
encore les auteurs dont on pense qu’ils sont étudiés pour
promouvoir la religion chrétienne (Chrétien de Troyes…).
Il y a enfin la difficulté à enseigner le fait religieux et notamment
les textes fondateurs des grandes religions du Livre. Certains contestent cette
faculté au collège et aux professeurs (« Je vous interdis
de parler de Jésus à mon fils », vient dire un père
à un professeur…). D’autres difficultés surgissent
autour du caractère sacré du Livre : nombreux refus, que le professeur
touche ou lise le Coran, refus de lire soi-même la Bible.
L’histoire, la géographie et l’éducation civique
L’histoire est l’objet d’une accusation d’ensemble de
la part de certains élèves et de ceux qui les influencent : elle
serait globalement mensongère et partiale, elle exprimerait une vision
« judéo-chrétienne » et déformée du
monde. Les professeurs qui dispensent ces enseignements témoignent en
effet de nombreuses contestations d’élèves et de réelles
difficultés à aborder ou à enseigner certaines parties
du programme. De manière générale, tout ce qui a trait
à l’histoire du christianisme, du judaïsme, de la Chrétienté
ou du peuple juif peut être l’occasion de contestations. Les exemples
abondent, plus ou moins surprenants comme le refus d’étudier l’édification
des cathédrales, ou d’ouvrir le livre sur un plan d’église
byzantine, ou encore d’admettre l’existence de religions préislamiques
en Egypte ou l’origine sumérienne de l’écriture. L’histoire
sainte est alors à tout propos opposée à l’histoire.
Cette contestation devient presque la norme et peut même se radicaliser
et se politiser dès qu’on aborde des questions plus sensibles,
notamment les croisades, le génocide des Juifs (les propos négationnistes
sont fréquents), la guerre d’Algérie, les guerres israélo-arabes
et la question palestinienne. En éducation civique la laïcité
est également contestée comme antireligieuse… Devant l’abondance
des contestations et une parole débridée des élèves,
qu’ils ne parviennent pas à maîtriser, la réaction
la plus répandue des enseignants est sans doute l’autocensure.
La peur des élèves, une mauvaise expérience d’une
première année d’enseignement, et on décide de ne
pas aborder telle question sensible du programme. Cette attitude est sans doute
largement sous-estimée, car les intéressés n’en parlent
qu’avec réticence ; mais elle ne constitue pas vraiment une surprise.
Il n’en est pas de même du second type de réactions, rencontré
à plusieurs reprises et qui consiste, devant l’abondance des contestations
d’élèves s’appuyant sur le Coran, à recourir
au livre sacré pour tenter de légitimer l’enseignement.
Ainsi ce professeur qui déclare en toute candeur s’appuyer sur
les élèves inscrits à l’école coranique («
mes bons élèves » dit-il), garants de l’orthodoxie
musulmane, afin d’invalider les contestations venant d’autres élèves.
Le comble est sans doute atteint avec ce professeur enseignant avec le Coran
sur son bureau (édition bilingue, car certains élèves n’ont
foi qu’en la version arabe, langue qu’il ne lit pas !), et qui y
recourt dès que des contestations se manifestent. On peut alors parler
d’une véritable théologisation de la pédagogie.
Les mathématiques.
La seule difficulté mentionnée par des professeurs de cette discipline,
en des endroits fort éloignés, qui dénote la même
obsession ou le même endoctrinement, est le refus d’utiliser tout
symbole ou de tracer toute figure (angle droit, etc.) ressemblant de près
ou de loin à une croix…
« Les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les
établissements scolaires »
Rapport présenté par Jean-Pierre Obin, Inspection générale
de l’éducation nationale, Groupe Etablissements et vie scolaire,
Ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement
supérieur et de la recherche
Juin 2004
Version intégrale téléchargeable sur : http://www.france-echos.com/actualite.php?cle=3506