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« 1914-2014. L’Europe sortie de l’histoire ? » de Jean-Pierre Chevènement

« 1914-2014. L’Europe sortie de l’histoire ? » de Jean-Pierre Chevènement

par | 28 novembre 2013 | Médiathèque

Le dernier ouvrage de Jean-Pierre Chevènement, 1914-2014. L’Europe sortie de l’histoire ?, est consacré au déclin relatif que connaît l’Europe depuis 1914 et aux causes de ce déclin. Parmi celles-ci, il pointe du doigt les conséquences désastreuses de la Grande Guerre mais aussi l’européisme qui serait responsable des difficultés que connaissent actuellement les pays européens. Il dénonce au passage la manipulation que l’oligarchie prépare et qui vise à condamner le bellicisme supposé des nations pour mieux valoriser la construction européenne à laquelle nous devrions soixante années de paix.

Les nations ne sont pas responsables de la Grande Guerre

Pour Jean-Pierre Chevènement ce ne sont pas les peuples, y compris le peuple allemand, qui sont responsables de la première guerre mondiale mais une partie des élites allemandes comprenant le Kaiser, le chancelier, le grand état-major et les membres des cercles pangermanistes, lesquels étaient, bien que peu nombreux (quelques milliers), très influents.

C’est une reconstruction a posteriori et une grossière facilité d’imputer aux « nationalismes » en général la responsabilité de la Première Guerre mondiale. C’est une manière d’exonérer les élites dirigeantes de leurs responsabilités. Dans leur majorité, les opinions publiques n’étaient nullement belliqueuses, bien au contraire, en Allemagne pas plus qu’ailleurs.

En soulignant les responsabilités des élites allemandes, Jean-Pierre Chevènement oppose un argument de poids à celui des européistes selon lesquels l’origine du conflit doit être cherchée dans l’existence même de nations qu’ils considèrent comme naturellement bellicistes. Il voit dans le pangermanisme, qui fut « une combinaison, spécifique à l’Allemagne, associant l’exaltation nationale et le projet, imprécis quoique lancinant, de créer un empire colonial sur le sol même de l’Europe », une des raisons qui ont poussé les élites dirigeantes à déclencher une guerre préventive contre la France et la Russie.

Les dirigeants civils et militaires allemands auraient, de plus, fait une mauvaise analyse du contexte géopolitique ; ainsi la réaction de la Grande-Bretagne à l’accroissement considérable de la puissance maritime de l’Allemagne a été sous-estimée. La Grande-Bretagne ne pouvait pas accepter de se faire dominer sur les mers ; sa réaction ne pouvait qu’être violente et elle le fut, contrairement à ce qu’avaient prévu les dirigeants allemands.

L’échec de l’européisme

Les européistes ont cru qu’ils pourraient créer un peuple européen en réalisant l’unification économique du continent. Dans ce processus la monnaie unique devait jouer un rôle déterminant, ce qui ne s’est pas vérifié. Bien au contraire, on peut craindre que l’échec de cette monnaie unique conduise à l’abandon de toute idée européenne, ce qui serait dramatique. On note un désamour à l’égard de l’idée européenne dans la quasi-totalité des pays européens, y compris en Allemagne où la proportion de ceux qui pensent que l’avenir de leur pays est lié à celui de l’Europe est passée de 62 à 41% entre 2010 et 2013. En fait, après avoir adhéré très largement à l’idée de dépassement des nations par l’Europe conçue comme première étape vers la société mondiale, les Européens reviennent progressivement depuis vingt ans à leurs enracinements nationaux. L’Europe économique et monétaire a échoué dans sa tentative de créer une nation européenne dont Helmut Schmidt dit qu’elle ne verra pas le jour au XXIe siècle. Cette opinion est cohérente avec ce que les sondages de l’Eurobaromètre nous apprennent : il n’y a que 3% des Européens qui se sentent uniquement européens et 7% qui se définissent comme européens et nationaux ; tous les autres se disent d’abord nationaux et ensuite européens ou seulement nationaux. Le renforcement des sentiments nationaux est la tendance forte de ces vingt dernières années et il traduit l’échec évident de l’européisme.

A l’appui de son raisonnement concernant l’impossibilité dans laquelle nous sommes de créer une fédération, Jean-Pierre Chevènement cite les travaux de Patrick Artus, lequel a évalué le montant des transferts qui seraient nécessaires à l’ homogénéisation des appareils économiques des pays de la zone euro et qui a conclu à des besoins supérieurs à 300 milliards d’euros par an pendant une douzaine d’années, ce qui est totalement impossible parce qu’il faudrait que l’Allemagne contribue à cet effort titanesque à hauteur de 250 milliards par an, ce qu’elle ne peut pas faire.

Mais l’européisme bruxellois que le Jacobin Jean-Pierre Chevènement dénonce n’est-il pas un sous-produit de l’idéologie universaliste issue de la Révolution française dont l’impérialisme napoléonien a constitué une première mouture guerrière et en quelque sorte « trotskyste » avant la lettre ? Jean-Pierre Chevènement plaide pour un patriotisme républicain enraciné non pas dans la longue histoire d’un peuple particulier mais dans une idéologie, celle du citoyen-individu qui a pour horizon l’unification de l’humanité. Tout au long de son livre, il nous rappelle d’ailleurs que le projet européen doit être inspiré par la philosophie des Lumières, laquelle est individuo-universaliste et conduit donc inéluctablement au cosmopolitisme promu par l’organisation de Bruxelles. Nous touchons là du doigt la contradiction essentielle du « souverainisme » d’inspiration révolutionnaire. Par ailleurs, s’il a raison de dire que la démocratie impose des frontières, il a tort de penser qu’elle est indissolublement liée à l’idéologie de la Révolution française. La démocratie appartient à l’histoire multi-millénaire des peuples européens ; les révolutionnaires français se sont d’ailleurs inspirés des expériences grecques mais ils les ont dénaturées en faisant de la nation révolutionnaire un agrégat d’individus, ce que n’étaient pas les cités grecques qui étaient essentiellement des communautés ethniques dont la trame était à la fois familiale, historique et culturelle. De même, le républicanisme est une vieille tradition européenne qui remonte au moins à la fondation de la République romaine et il est parfaitement possible d’être « républicaniste » sans adhérer à la philosophie des Lumières et en rejetant l’idéologie de la Révolution française, mais en ayant recours aux traditions philosophiques et politiques européennes de l’Antiquité et de la Renaissance.

Vers un redressement de l’Europe

Jean-Pierre Chevènement ne s’étend pas longuement sur les mesures qu’il faudrait prendre pour redresser l’Europe. Il évoque brièvement la construction d’une confédération de nations qui pourrait devenir un jour une fédération mais la seule précision qu’il apporte concerne la transformation du Parlement européen qui devrait, à son avis, être constitué de délégations des parlements nationaux. Il plaide en faveur

« d’un projet européen auquel pourraient s’associer ceux des pays qui le souhaiteraient et qui embrasserait l’industrie, la défense, la régulation des échanges avec l’extérieur, la politique économique et monétaire et l’énergie. Un plan européen d’investissements devrait être élaboré pour un montant global d’au moins 1000 milliards d’euros et qui concernerait les universités, la recherche, les réseaux numériques, les filières industrielles d’avenir, l’énergie, les infrastructures de transport, les lignes à grande vitesse européennes… Le financement de ce plan serait assuré par des émissions d’emprunts libellés en euros (monnaie commune) et garantis par l’Union, c’est-à-dire, en dernier ressort, par les Etats. »

La transformation de la monnaie unique en monnaie commune et la dévaluation des monnaies des pays qui jugeraient opportun d’assurer une protection monétaire de leurs économies, comme le propose Jean-Pierre Chevènement, seraient-elles suffisantes pour permettre un redressement économique de l’Europe, compte tenu des dumpings salariaux, sociaux, monétaires, fiscaux et environnementaux que pratiquent les grands pays émergents ? Il est permis d’en douter et de penser que de nombreux pays européens ont besoin de reconstruire leurs systèmes industriels à l’abri de frontières ; bien qu’il évoque la nécessité d’une régulation des échanges, il se dit clairement opposé au protectionnisme. Il est vrai que la mise en place d’un protectionnisme au niveau européen serait très difficile dans l’état actuel des choses du fait de la divergence des intérêts des différents États et notamment de l’Allemagne qui profite, pour l’instant, du libre-échange.

Il n’aborde pas le sujet de l’OTAN, ni celui du Traité transatlantique, par contre il se dit favorable à une politique familiale volontariste mais tout aussi favorable à des flux migratoires « qui doivent être organisés pour servir le développement » ! Nous retiendrons un point important de son projet qui concerne l’insufflation d’un esprit européen au sein de la confédération qu’il appelle de ses vœux. En effet, il eût mieux valu commencer par là, en oubliant les Lumières, plutôt que par la création d’une monnaie unique.

Malgré toutes les réserves que l’on peut émettre, cet ouvrage est d’un grand intérêt, y compris sur le sujet des spécificités de l’histoire allemande et sur celui des relations franco-allemandes auxquelles il a consacré de longs développements.

Bruno Guillard
25/11/2013

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